Votre mot de passe

On ne va pas épiloguer pendant 150 ans, vous avez besoin :

  • De mots de passe très forts (à partir de 128 bits), un par site (sauf, éventuellement, les sites d’intérêt secondaire pour lesquels le fait qu’un tier accède à votre compte n’a pas d’importance) ;
  • De mots de passe que vous pouvez mémoriser très facilement [1] (sans avoir à les noter en clair dans le fameux motsdepasse.txt que vous avez sauvegardé sur le bureau de votre ordinateur).

Il va de soi que ces deux objectifs sont contradictoires, raison pour laquelle vous utilisez sans doute des mots de passe beaucoup trop faciles à casser par la force brute et/ou les stockez de façon peu ou pas sécurisée.

Parametrically Hashed Password

Raison pour laquelle nous vous proposons ci-dessous une méthode simple (PHP) qui vous permettra de créer des mots de passe de nature à décourager les hackers les plus opiniâtres et les mieux équipés tout en restant extrêmes simples à mémoriser.

Vous avez besoin de deux choses :

  • Primo, d’un entier naturel (strictement positif) que nous allons, faute de meilleure idée, appeler le biais. Ça peut être absolument n’importe quel entier (1, 42, votre date de naissance au format YYYYMMDD ou le code PIN de votre carte bancaire [2]…) : la seule contrainte c’est que vous devez pouvoir vous en souvenir très facilement. La bonne nouvelle, c’est que vous pouvez utiliser le même pour tous vos mots de passe ;
  • Deuxio, d’une chaine de caractères facile à mémoriser et à saisir qui doit simplement être différente pour chacun de vos comptes (i.e. une sorte de mot de passe très simple) que nous allons appeler la clé.

Par exemple, supposez (ce n’est pas le cas) que notre biais soit 42 et que, pour notre compte Twitter, nous ayons décidé d’utiliser la clé « @SciamVox » (qui est évidemment un très mauvais mot de passe). Entrez ça dans le formulaire ci-dessous et cliquez sur « Générer ».


Votre mot de passe est :
...

Notre mot de passe est donc « 2xiK(/6ky}!R9l;,o]A615x@IaB~fs-j » ; 32 caractères sélectionnés parmi un set de 90 caractères possibles, ça nous fait $90^{32}$ arrangements possibles (environ 200 bits) : good luck with that, hackers !

Explications

L’idée de base, c’est que votre compte peut être exposé à deux types d’attaques. La plus classique, c’est ce qui arrive quand la base de données de l’application/site auquel vous souhaitez vous connecter a été compromise : l’assaillant dispose de votre login et de l’emprunte (MD5, SHA-1..) de votre mot de passe et va utiliser la force brute pour le craquer.

Dans ce cas, il est sans doute raisonnable de considérer qu’aucun mot de passe n’est absolument inviolable et de résonner en termes de coût. Concrètement : vous avez besoin d’un mot de passe tellement monstrueux que votre assaillant aura tout intérêt à passer par d’autres méthodes [3] que les algorithmes existants pour le découvrir.

L’approche proposée ici, c’est une fonction de hachage (SHA-256) à ceci près que votre mot de passe n’est pas constitué de la séquence [a-f, A-F, 0-9] (soit 22 caractères possibles) mais de (i) toutes les lettres de l’alphabet latin moderne en minuscules (26), (ii) les mêmes en majuscules (26), (iii) les chiffres de 0 à 9 (10) et (iv) 28 « caractères spéciaux » — soit un total de 90 symboles différents.

Le résultat, même avec un simple mot ou même un seul symbole, c’est une chaine de 32 caractères qui a le goût, l’odeur et le saveur de l’aléa.

Reste qu’évidemment, la transformation de vos clés en mots de passe n’est pas aléatoire mais purement déterministe. C’est-à-dire qu’un assaillant (humain) qui, par hypothèse, saurait que vous avez utilisé cette approche et devinerait votre clé n’aurait aucun mal à découvrir votre mot de passe.

D’où le biais : sa fonction est simplement de mélanger le vecteur de caractères possibles de telle sorte que, même dans le cas susmentionné, il soit pratiquement impossible à quiconque de reproduire le même « hash » (sauf, évidemment, si vous rendez publique cette information).

Il va de soi que notre algorithme n’enregistre absolument rien (vous trouverez le code ci-dessous) et que, dans l’hypothèse ou cette affirmation ne suffit pas à vous rassurer, vous pouvez très facilement le copier sur une page HTML stockée en local (et, puisque nous y sommes, modifier quelques paramètres). La seule chose importante, c’est que vous devez pouvoir y accéder lorsque vous aurez besoin de retrouver votre mot de passe — le reste est accessoire.

Code

Voici le code :

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[1] Vous devriez, en principe, utiliser une base de données sécurisée comme KeePass pour stocker vos mots de passe. Reste qu’un mot de passe stocké dans votre mémoire ne saurait être plus en sécurité ailleurs et qu’il existe de nombreuses circonstances dans lesquelles vous pourriez ne plus avoir accès à votre base.
[2] Utiliser le code PIN de votre carte bancaire est, de notre point de vue, une très bonne idée mais n’hésitez pas à innover.
[3] Et nous nous refusons à imaginer ce que pourraient être lesdites méthodes.

Partage de la valeur ajoutée

Je reproduis ci-dessous une version légèrement simplifiée du tableau 1.107, « Partage de la valeur ajoutée brute à prix courants (en milliards d'euros) », tel que publié par le comptable national (l'Insée) en rajoutant simplement quelques indications sur la nature des postes et les opérations effectuées. Ces chiffres concernent l'année 2021 et sont donnés en milliards d'euros courants, base 2014 :

= Valeur ajoutée brute *au prix de base* (B1g) ...................... 2'216.8
- Autres impôts sur la production (D29) ............................... 113.0
+ Autres subventions sur la production (D39) ........................... 67.9
- Rémunération des salariés (D1) .................................... 1'283.8
= Excédent brut d'exploitation et Revenu mixte brut (B2g + B3g) ....... 887.9
dont :
   Excédent brut d'exploitation (B2g) ................................. 755.7
   Revenu mixte brut (B3g) ............................................ 132.2

Pour autant que je sache ces données sont aussi justes qu’elles peuvent l’être mais l’interprétation qui en est faite bien souvent est parfaitement erronée. Plus précisément : de nombreux commentateurs peu aguerris et désireux de mesurer comment la richesse créée par l’économie est répartie entre le travail et le capital utilisent ces chiffres sans les comprendre et en arrivent à des conclusions parfaitement fausses. Erreur typique : rapporter les rémunération des salariés (D1) [1] à la valeur ajoutée brute (B1g) et en déduire que la part du travail dans la richesse créée n’est que de 57.9% puis, faire le même calcul avec la somme de l’excédent brut d’exploitation (B2g) et du revenu mixte (B3g) et en conclure que la part du capital s’élève à 40.1%.

Ce qui est parfaitement faux. Dès lors que nous souhaitons mesurer la part des facteurs de production (le travail et le capital) dans la production de richesse nationale, ces données doivent être retraitées.

Le premier retraitement n’entraine pas de modifications majeures mais, quitte à faire les choses autant les faire bien : jusque à preuve du contraire, les autres impôts sur la production ne rémunèrent ni le travail ni le capital (il faut donc les retrancher de la valeur ajoutée brute au prix de base) tandis que les autres subventions sur la production sont susceptibles de rémunérer l’un comme l’autre (il faut donc les rajouter). C’est ce que le comptable national appelle la valeur ajoutée brute au coût des facteurs :

= Valeur ajoutée brute *au prix de base* (B1g) ...................... 2'216.8
- Autres impôts sur la production (D29) ............................... 113.0
+ Autres subventions sur la production (D39) ........................... 67.9
= Valeur ajoutée brute *au coût des facteurs* ....................... 2'171.7

La rémunération des salariés (D1) représente désormais 59.1% de la valeur ajoutée brute (au coût des facteurs) et la rémunération du capital, évidemment, c’est simplement le complément pour faire 100%.

Le second retraitement est beaucoup plus important : lorsqu’on cherche à mesurer de la richesse (par opposition à de l’activité), on ne raisonne jamais en valeur ajoutée brute mais en valeur ajoutée nette. La différence entre les deux, c’est ce que le comptable national appelle la consommation de capital fixe (P51c, voir le tableau 1.112), c’est-à-dire la dépréciation (ou amortissement) du capital physique. Le fait est qu’une part substantielle de l’activité économique (telle que mesurée par le PIB) ne créé pas de richesse nette : lorsque, par exemple, les rails ou le matériel roulant de la SNCF s’usent, ça n’est en aucune façon une rémunération du capital (pas plus qu'une rémunération du travail). Si la SNCF ne fait rien, son matériel perd de la valeur ; si elle procède à l’entretient nécessaire, c’est un coût.

Le retraitement consiste donc à retrancher cette consommation de capital fixe à la valeur ajoutée brute pour obtenir une valeur ajoutée nette et, parallèlement, à la retrancher à l’excédent brut d’exploitation (et au revenu mixte brut) pour calculer un excédent net d’exploitation (et un revenu mixte net) :

= Valeur ajoutée brute *au coût des facteurs* ....................... 2'171.7
- Consommation de capital fixe (P51c) ................................. 486.3
= Valeur ajoutée *nette* au coût des facteurs ....................... 1'685.3
- Rémunération des salariés (D1) .................................... 1'283.8
= Excédent *net* d'exploitation et Revenu mixte *net* (B2n + B3n) ..... 401.6
dont :
   Excédent *net* d'exploitation (B2n) ................................ 281.4
   Revenu mixte *net* (B3n) ........................................... 120.2

La rémunération des salariés (D1) représente alors 76.2% de la valeur ajoutée nette au coût des facteurs et la rémunération du capital, les 23.8% restants.

Notez que, jusqu’ici, nous n’avons fait qu’appliquer à la lettre les recommandations de tout bon manuel de comptabilité nationale. Ces deux retraitements n’ont absolument rien de nouveau ni d’original :ils ne font pas débat. Ce qui suit, en revanche, relève plus de l’interprétation (de votre serviteur et d’un bon nombre d’économistes) et peut donc être débatu.

Pour bien comprendre le point, il nous faut découper l’économie nationale (S10) en ses cinq secteurs institutionnels, tels que définis par L’insée — Sociétés non financières (S11), Sociétés financières (S12), Administrations publiques (S13), Ménages y compris entrepreneurs individuels (S14) et Institutions sans but lucratif au service des ménages (S15) — et comparer la rémunération des salariés (ci-dessous, « Salariés », c'est-à-dire le poste D1 de la compatbilité nationale) à la valeur ajoutée nette au prix des facteurs (ci-dessous « VAN ») telle que nous venons de la calculer.

.................................................... VAN . Salariés ........ %
Sociétés non financières (S11) ................... 999,6 .... 836,1 .... 83,6%
Sociétés financières (S12) ........................ 63,6 ....  60,2 .... 94,7%
Administrations publiques (S13) .................. 312,7 .... 312,4 .... 99,9%
Ménages y-c entrepreneurs individuels (S14) ...... 275,2 ..... 40,9 .... 14,9%
Institutions sans but lucratif (S15) .............. 34,2 ..... 34,2 ... 100,0%
Économie nationale (S10).........................1'685,3 .. 1'283,8 .... 76,2%

Comme vous pouvez le constater, la part de la rémunération des salariés dans les administrations publiques (S13) et dans les institutions sans but lucratif au service des ménages (S15) est proche de 100%. En théorie, elle devrait même être de 100% exactement. C’est tautologique : la production de ces deux secteurs étant essentiellement non-marchande (i.e. nous n’avons pas de prix de marché pour l’évaluer), elle est donc mesurée, par convention, à son coût de production ; c’est-à-dire le coût des consommations intermédiaires, la rémunération des salariés, la consommation de capital fixe (qui est donc bien traitée comme un coût) et le solde des impôts et subventions sur la production. Bref, au-delà de ces petits écarts [2], la part de la rémunération des salariés dans la valeur ajoutée nette au coût des facteurs de ces deux secteurs devrait logiquement être de 100%.

Vous serez sans doute moins surpris par les résultats obtenus pour les sociétés financières et non-financières (banques, compagnies d'assurance etc...). Dans ces deux cas, il est évident que le capital doit être rémunéré et il ne devrait surprendre personne qu’il le soit plus dans les sociétés non-financières (pensez aux rails et au matériel roulant de la SNCF [3]) que dans les sociétés financières.

Il nous reste donc le secteur des ménages y-compris entrepreneurs individuels (S14) dans lequel la part des salariés dans la valeur ajoutée nette au coût des facteurs n’est que de 14.9% ; ce qui nous amène naturellement à évaluer la part du capital, pour ce secteur, à 85.1%. De quoi s’agit-il ? Eh bien de deux choses : d’une part, de l’activité locative des ménages qui, de fait, génère une rémunération du capital (le leur) sans nécessiter d’embaucher grand monde et, d’autre part, des nombreuses activités des entrepreneurs individuels (les indépendants et, éventuellement, les membres de leur famille) dont une partie des revenus (les fameux revenus mixtes) peut effectivement être considéré comme une rémunération du capital — la moissonneuse-batteuse d’un céréalier indépendant, par exemple, c’est du capital (le sien).

De là, tout dépend de ce que vous cherchez à mesurer. Si votre objectif est de mesurer la part de la rémunération du travail et celle du capital dans la richesse nette créée par l'économie nationale, il est sans doute temps de prendre en compte les milliards d’heures de travail effectuées en dehors de tout contrat de travail, c’est-à-dire le travail non-salarié. On parle ici de 3'254.8 emplois (en équivalent temps plein) sur les 27'329.5 emplois recensés par le comptable national en 2021, près de 12% du total, qui sont massivement le fait de ce secteur — sachant que les salariés, ici, sont des membres de la famille et que le capital que rémunèrent les indépendants, c’est le leur et ils le rémunèrent grâce à leur propre travail.

D'où le dernier retraitement que je propose ici, ayant parfaitement conscience qu'il n’est pas conforme à la pratique du comptable national :

.................................................... VAN .. Travail ........ %
Sociétés non financières (S11) ................... 999,6 .... 836,1 .... 83,6%
Sociétés financières (S12) ........................ 63,6 ....  60,2 .... 94,7%
Administrations publiques (S13) .................. 312,7 .... 312,7 ... 100,0%
Ménages y-c entrepreneurs individuels (S14) ...... 275,2 .... 275.2 ... 100.0%
Institutions sans but lucratif (S15) .............. 34,2 ..... 34,2 ... 100.0%
Économie nationale (S10).........................1'685,3 .. 1'518,4 .... 90,1%

C’est-à-dire que la part de la valeur ajoutée nette au coût des facteurs (i.e. ce qui peut légitimement être considéré comme partageable par les facteurs de production) qui a été allouée au travail (salarié ou non) en 2021 était de 90.1% et, par différence, la part allouée au capital (étant entendu comme le capital d’une personne autre que celle qui travaille) n’était que de 9.9%.

Il va de soit que ce dernier retraitement est sujet à caution. Sa principale faiblesse repose sur les activités locatives des ménages : on peut tout à fait légitimement supposer que ces quelques 115.8 milliards d’excédent net d’exploitation constituent bien une rémunération du capital (auquel cas la part du travail retombe à 83.2%) ou, sans doute plus justement, que ce poste n’a rien à faire dans un compte d’exploitation et devrait être traité dans le compte d'affectation des revenus primaires au même titre que les investissements en actions, obligations (etc…). A contrario, il est légitime de s’interroger sur la réelle valeur ajoutée des secteurs principalement non marchands (administrations et institutions sans but lucratif [4]) tout comme on peut se demander si les salaires des actionnaires dirigeants des sociétés (financières ou non) ne comporte pas une part de rémunération de leur travail effectif. Nous remettrons, si vous le voulez bien, ces débats à plus tard.

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[1] La rémunération des salariés inclue le coûts total employeur tel qu’il apparait sur vos bulletins de paie (salaire brut + charges dites « patronales ») ainsi que l’intéressement, la participation et les éventuels abondements au titre de l’épargne salariale (il me semble que les avantages en nature sont aussi évalués mais je préfère ne pas m’avancer sur ce point).
[2] C'est une petite bizarrerie que je ne parviens pas à expliquer : l’excédent net d’exploitation des administrations publiques et ISBLSM est très proche de zéro mais pas exactement et cette bizarrerie se répercute d’année en année jusqu’à l’évaluation de la production. Cette dernière devrait, en principe, être égale à la somme des postes consommation intermédiaire (P2), consommation de capital fixe (P51c), rémunération des salariés (D1) et impôts sur la production (D29) moins les autres subventions sur la production (D39) mais, sans que je parvienne à identifier pourquoi, on observe systématiquement de petits écarts.
[3] Les sociétés financières (S12) et non-financières (S11) incluent également les entreprises détenues, en tout ou partie, par L’État.
[4] Et je précise ici que cette réévaluation peut avoir lieu dans un sens comme dans l'autre : je pense notamment au travail fourni à titre gracieux par les bénévoles qui, de toute évidence, créé de la valeur ajoutée nette mais pas au coût des facteurs (puisque bénévole).

De la part du travail

Le comptable national cherche prioritairement à mesurer l’activité économique des différentes entités résidentes. Pour ce faire, son point de départ est la production (P1), mesurée en euros et toutes taxes comprises [1]. En 2021, tous secteurs confondus, la production était évaluée à 4'433.2 milliards d’euros [2]. C’est de ce total que le comptable national déduit la valeur des consommations intermédiaires (P2) pour obtenir la valeur ajoutée brute aux prix du marché (B1g). En 2021, à l’échelle de l’économie nationale, il y en avait pour 2'216.8 milliards (soit, de façon amusante cette année-là, presque exactement 50% de la production).

Lorsque vous entendez parler de « partage de la valeur ajoutée » dans la presse ou dans le discours public, c’est en général de cette valeur ajoutée brute au prix du marché qu’il est question. Le calcul est le suivant (données 2021 en milliards et en % de la valeur ajoutée brute aux prix du marché, voir le tableau 1.107 :

Valeur ajoutée brute au prix du marché (B1g) 2'216.8 100%
- Rémunération des salariés (D1) 1'283.8 57.9%
- Impôts sur la production (D29) 113.0 5.1%
+ Subventions sur la production (D39) 67.9 3.1%
= Excédent brut d'exploitation (B2g+B3g) [3] 887.9 40.1%

De là, on conclue habituellement que les salariés ne perçoivent que 57.9% de la richesse créée par l'économie tandis que « la rémunération du capital » (l’Excédent brut d’exploitation et le revenu mixte des entreprises individuelles) atteint 40.1%.

C'est tout à fait faux. La valeur ajoutée distribuable, celle qui rémunère effectivement les facteurs de production (les salariés et « le capital »), c'est la valeur ajoutée nette au coût des facteurs. Louis-André Vincent, dans La notion de valeur ajoutée et la prévision économique (1963), écrivait :

« La valeur ajoutée nette au coût des facteurs est égale à la somme des rémunérations des facteurs de production qui ont coopéré, au sein de cette branche, à l’élaboration des produits. La valeur ajoutée [4] se décompose donc en salaires, profits et intérêts. »

Pour évaluer la part de la valeur ajoutée brute au prix du marché qui rénumère effectivement les facteurs de production (i.e. valeur ajoutée nette au coût des facteurs), nous devons procéder à deux ajustements :

D'abord, nous allons calculer la valeur ajoutée brute au coût des facteurs. Il va de soi que les impôts sur la production (comme la TVA) ne rémunèrent ni les salariés ni le capital et il va de soi aussi que les subventions sont susceptibles de rémunérer l'un comme l'autre. On calcule donc :

Valeur ajoutée brute au prix du marché (B1g) 2'216.8 100%
- Impôts sur la production (D29) 113.0 5.1%
+ Subventions sur la production (D39) 67.9 3.1%
= Valeur ajoutée brute au coût des facteurs 2'171.7 98.0%

Ensuite, et c'est le plus important, la valeur ajoutée brute est un indicateur d'activité économique mais pas un indicateur de création de richesses. La différence entre les deux, c'est simplement la dépréciation du matériel, l'amortissement du capital physique, ce que le comptable national appelle la consommation de capital fixe (P51c). On calcule donc la valeur ajoutée nette au coût des facteurs :

Valeur ajoutée brute au coût des facteurs 2'171.7 98.0%
- Consommation de capital fixe (P51c) 486.3 22.0%
= Valeur ajoutée nette au coût des facteurs 1'685.3 76.0%

C’est cette valeur ajoutée nette au coût des facteurs qui peut (et va effectivement) être répartie entre les salariés et « le capital ». C’est un point essentiel et souvent mal compris : quand les pneus de votre voiture s’usent parce que vous roulez, vous ne vous enrichissez pas. Les changer créera évidemment de l’activité (comptabilisée dans la valeur ajoutée brute et dans le PIB) mais ça ne créera pas de richesses nouvelles : la valeur ajoutée supplémentaire comptabilisée chez votre fournisseur de pneus vient simplement compenser la perte de valeur que vous avez subi. Il en va de même pour une entreprise. Quand, par exemple, la SNCF entretient ses rails et ses trains, elle ne gagne pas un centime : ses fournisseurs en profitent, bien sûr, mais pour elle, c’est un coût.

Je cite Francis Malherbe, un des meilleurs experts français en matière de comptabilité nationale :

« En fait, le produit intérieur brut est un bon indicateur d'activité mais un mauvais indicateur de la richesse nette créée car il ne tient pas compte de la dépréciation du capital. Inversement, le produit intérieur net est un bon indicateur de la richesse effectivement créée mais un moins bon indicateur d'activité que le produit intérieur brut car il ne tient pas compte de l'activité consacrée au maintien de la valeur du capital. »

Recalculons donc la part de la rémunération des salariés et celle du capital dans la valeur ajoutée nette au coût des facteurs :

= Valeur ajoutée nette au coût des facteurs 1'685.3 100.0%
- Rémunération des salariés (D1) 1'283.8 76.2%
= Excédent brut d'exploitation (B2g+B3g) [3] 887.9 23.8%

La part des salariés vient de passer d'un peu moins de 58% à un peu plus de 76% : vous admettrez que ça fait une différence notable par rapport à ce qu'on lit ou entend habituellement. Et ce n'est pas fini parce qu'une analyse plus fine, par « secteurs institutionnels » au sens de l’Insée, nous réserve encore quelques suprises.

Vous ne serez sans doute pas étonnés d'apprendre que, pour les secteurs « Administrations publiques » (S13) et « Institutions sans but lucratif au service des ménages » (S15), la part des salariés dans la valeur ajoutée nette au coût des facteurs est à 100% ou presque. Vous serez sans doute plus surpris de savoir que, pour le secteur « Ménages y compris entrepreneurs individuels » (S14), on était à 14.9% en 2021 (et ça n'a jamais dépassé 25.3% depuis 1978). Il va de soi que les indépendants ne s’exploitent pas eux-mêmes ; ils semblent simplement préférer se rémunérer sur leurs (éventuels) bénéfices que sous forme de salaire. Ce sont les fameux « revenus mixtes » des entreprises individuelles que l'on assimile un peu vite à une rémunération du capital alors qu'ils sont surtout la rémunération d'un travail non-salarié (en 2021, ce secteur a produit près de 7 milliards d'heures de travail soit 16.2% du total) et que, même dans le cas d'un réel investissement en capital, ce dernier vient enrichir celui qui le fait (et ce, d'autant plus que nous raisonnons en net de consommation de capital fixe).

Restent donc les suspects habituels : les sociétés financières (S12) et non-financières (S11). On parle ici de toutes les entreprises [5] qui sont susceptibles d’employer des salariés autres que le patron (d’une entreprise individuelle). Au total, en 2021, elle ont créé 1'063.2 milliards d'euros de valeur ajoutée nette au coût des facteurs et versé pour 896.3 milliards de rémunération à leurs salariés : ça nous fait donc du 84.3%. Depuis qu’il est possible de calculer cette donnée (1978), le plus haut historique était en 1982 (88.1%), le plus bas en 1989 (75.3%) et, depuis, ça remonte régulièrement jusqu’au niveau observé en 2021 (dernière donnée disponible) : 84.3%.

Résumons : nous avons trois secteurs (Administrations publiques, Institutions sans but lucratif au service des ménages et Ménages y compris entrepreneurs individuels) dans lesquels la « part du capital » est logiquement de zéro. Dans le cas des administrations c'est tautologique [6], pour les associations c'est une évidence puisqu'il n'y a pas de capital à rémunérer et pour ménages et indépendants, il va de soi que tout investissement en capital est la propriété de celui qui le fait. Les sociétés, telles que définies ci-dessus (S11 et S12) sont donc nos seules supectes : en 2021, elles ont rémunéré leur capital à hauteur de 166.9 milliards d'euros [7] ce qui, rapporté aux 1'685.3 milliards de valeur ajoutée nette au prix des facteurs créés par notre économie cette année là, nous donne du 9.90%.

C'est-à-dire qu'à l'échelle nationale, la part du travail (salarié ou non) était de 90.10%.

Certains lecteurs jugeront peut être que 9.9% alloué à la rémunération du capital, c'est encore trop ; Il est donc temps de conclure sur quelques considérations d'ordre plus philosophique. D'abord, il faut bien comprendre que le capital désigne les actionnaires (y compris l’État qui est, par exemple, l’unique actionnaire de la SNCF) mais aussi les créanciers (principalement des banques et des investisseurs obligataires). Ensuite, il n'est pas inutile de rappeler qu'aucune théorie digne de ce nom n'a jamais proposé de ne pas rémunérer le capital. On a distuté de qui devait en être le propriétaire (des actionnaires privés, l’État, les salariés....) mais jamais il n'a été question de se passer de financements du capital : en l’absence de matériel roulant et de rail, la productivité d’un conducteur de train tombe à zéro.

Une comparaison entre les productivités horaires et rémunérations des agents de la fonction publique et celles des salariés des sociétés susmentionnées peut éclairer quelques lanternes :

VA/h [8] Rem/h [9] Ratio [6]
Agents de la fonction publique 34.36 34.32 99.9%
Salariés des sociétés 41.53 35.01 84.3%

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[1] Contrairement à la comptabilité privée qui mesure un chiffre d’affaires, c’est-à-dire les ventes effectivement réalisées hors taxe.
[2] Toutes les données en euros sont exprimées en euros courants base 2014.
[3] Le tableau de l'Insée distingue désormais l'Excédent brut d'exploitation (B2g) et le Revenu mixte brut (B3g) ; j'y reviens plus loin.
[4] Il faut bien sûr lire « valeur ajoutée nette au coût des facteurs »
[5] Les entreprises résidentes, évidemment, et ce sans tenir compte de qui en est propriétaire : ces secteurs incluent notamment les entreprises publiques.
[6] En comptabilité nationale, la production des administrations est évaluée par ses coûts : consommations intermédiaires + rémunération des fonctionnaires + consommation de capital fixe. Dans les données de la comptabilité nationale, on observe un petit écart de l'ordre de 300 millions d'euros (0.11% de la valeur ajoutée nette au coût des facteurs) que je ne parviens pas à expliquer.
[7] C’est l’Excédent Net d’Exploitation (l’Excédent Brut d’Exploitation au prix des facteurs moins la consommation de capital fixe).
[8] Valeur ajoutée nette au coût des facteurs par heure effectivement travaillée (données en euros, base 2014, pour l'année 2021).
[9] Rémunération horaire totale (salaire brut + charges patronales + intéressement, participation, abondements au titre de l'épargne salariale (etc...) (données en euros, base 2014, pour l'année 2021).

What is the likelihood of a nuclear war?

My take on a question asked on Quora.

Nuclear warfare, rule #1: nuclear weapons are terribly expensive.

It cost a fuckload of money to buy them and it also cost a fuckload of money to maintain them — and the more nuclear weapons you have, of course, the more it costs. For instance, most nuclear warheads need 4-5 grams of tritium and, since the tritium content of the reservoir is depleted at a yearly rate of 5.5% it must be replenished. One gram of tritium is often reported to costs about $30’000. Think about the state of the Russian economy, the effect of sanctions, what we have observed on their conventional weapons and, perhaps most importantly, the endemic corruption of their military. Is there any tritium left in their nuclear warheads?

Nuclear warfare, rule #2: there is no such thing as limited nuclear war.

If you shoot first, the only likely outcome is a massive retaliatory strike. Putin knows it and every member of the Russian nuclear chain of command knows it. Should they shoot, Russia will cease to exist within minutes. So it’s basically suicide. Sure, Russia maybe has enough functioning missiles and nuclear warheads to inflict intolerable casualties on its targets. But using nuke, especially against a NATO member country, is just like pointing a gun to your head and pulling the trigger — except you don’t just kill yourself, but millions of your own citizens. It’s pure madness but, yes, Putin could go completely insane. Which leads us to:

Nuclear warfare, rule #3: there is no such thing as a nuclear button.

The big red button only exists in bad movies. Nobody is stupid enough to create such a shooting system. We don’t know what the actual procedures are, but we know for sure that they are all very highly secure. We don’t know how many people would be involved in the process but, if Putin orders a nuclear strike, at least one other guy will have to obey that order for the strike to be effective. Will he? Moreover, it is very likely that at least some of Putin's closest associates will be aware of the decision. How will they react? Will they just wait quietly for their own total annihilation? Will they try to flee, knowing we’ll get them soon or later? Or will they try something to stop Putin?

Does that mean the risk is zero? Of course not. Putin might develop suicidal tendencies, his entourage might prefer a nuclear apocalypse to a trial at the International Court of Justice, the guys in the nuclear chain of command might be fanatics, and some of the missiles might fly, hit their target and explode as expected. The probability is ridiculously low but it is not zero.

Now consider the alternative. What will most likely happen if we let Putin do? What will he do if we agree to give in to his blackmail? What kind of message are we sending to all warmongering authoritarian dictators? What kind of world will we been living in when this kind of peoples take it for granted that using nuclear weapons to force us into submission works?

Putin wants us to be afraid but the reality is that, behind his impenetrable mask of emotionless machine, he is more afraid than we are.

Le prix de la baguette de 1954 à 2019

Le sujet n’en finit plus de faire débat : j’ai donc reconstruit une série du prix de la baguette (de 250g) en France (les données concernent Paris et l’agglomération parisienne jusqu’en 1991 et la France métropolitaine ensuite).

  Baguette (250g) 1 Kg
Année FRF EUR FRF EUR
1954 0.217 0.033 0.867 0.132
1955 0.225 0.034 0.900 0.137
1956 0.233 0.036 0.933 0.142
1957 0.233 0.036 0.933 0.142
1958 0.267 0.041 1.067 0.163
1959 0.283 0.043 1.133 0.173
19600.3000.0461.2000.183
19610.3170.0481.2670.193
19620.4000.0611.6000.244
19630.4300.0661.7200.262
19640.4400.0671.7600.268
19650.4400.0671.7600.268
19660.4400.0671.7600.268
19670.4500.0691.8000.274
19680.5300.0812.1200.323
19690.5500.0842.2000.335
19700.5700.0872.2800.348
19710.6000.0912.4000.366
19720.6700.1022.6800.409
19730.7000.1072.8000.427
19740.8000.1223.2000.488
19750.9000.1373.6000.549
19761.0400.1594.1600.634
19771.1200.1714.4800.683
19781.2700.1945.0800.774
19791.4900.2275.9600.909
19801.6700.2556.6801.018
19811.8700.2857.4801.14
19822.0600.3148.2401.256
19832.2800.3489.1201.39
19842.4700.3779.8801.506
19852.6000.39610.4001.585
19862.6800.40910.7201.634
19872.7600.42111.0401.683
19882.9200.44511.6801.781
19893.0300.46212.1201.848
19903.1400.47912.5601.915
19913.1200.47612.4801.903
19923.5330.53914.1302.154
19933.6640.55914.6552.234
19943.7650.57415.0602.296
19953.8320.58415.3282.337
19963.9150.59715.6612.388
19973.9740.60615.8962.423
19984.0190.61316.0762.451
19994.1020.62516.4102.502
20004.1930.63916.7712.557
20014.3180.65817.2742.633
20024.4840.68417.9352.734
20034.6570.71018.6292.840
20044.8340.73719.3342.948
20054.9210.75019.6843.001
20065.0290.76720.1163.067
20075.2160.79520.8653.181
20085.4490.83121.7943.323
20095.4870.83621.9473.346
20105.4910.83721.9643.348
20115.6150.85622.4613.424
20125.6750.86522.7023.461
20135.6970.86922.7893.474
20145.6990.86922.7953.475
20155.6670.86422.6693.456
20165.6900.86822.7623.470
20175.6950.86822.7783.473
20185.7440.87622.9753.503
20195.7630.87923.0533.514

Sources:

De 1954 à 1989, j’ai utilisé le très utile Annuaire rétrospectif de la France — séries longues 1948-1988 qui nous donne les prix de la baguette en moyenne annuelle, à Paris et dans l’agglomération parisienne, de 1954 à 1989. Toutes les données sont en nouveaux francs mais le poids de la baguette varie de 300 grammes jusqu’en 1961 à 250 grammes ensuite.

Pour les années 1990 et 1991, j’ai utilisé l’Annuaire statistique de la France 1991-92. Les données sont toujours des moyennes annuelles et ne concernent encore que Paris et l’agglomération parisienne. Le poids d’une baguette est de 250 grammes.

Enfin, depuis 1992, l’Insee met à jour une série chronologique mensuelle du prix de la baguette exprimé en euros pour 1 kilogramme de pain en France métropolitaine. J’ai simplement calculé la moyenne annuelle de ces données. Les données de 2019 sont arrêtées au mois de septembre.

Cheval de fer, acte II

La première partie est ici.

Quand John Kennedy s’y était installé au tout début des années 1790, Manchester n’était encore qu’un gros bourg de 50 000 habitants et on venait tout juste d’installer la première machine à vapeur dans une filature de coton [1]. Aujourd’hui, trente ans plus tard, il avait du mal à reconnaitre sa ville d’adoption : on y comptait désormais plus de 200 machines à filer, la plupart animées par les fameux moteur à vapeur de Boulton & Watt, et la population atteignait maintenant les 125 000 âmes. S’il y a bien une ville d’Angleterre qui a vu son destin basculer avec la révolution industrielle, c’est Manchester. En quelques décennies, cette bourgade sans histoire était devenue la ville la plus industrialisée du royaume — et donc du monde — et ce, principalement grâce à son industrie textile pour ne pas dire cotonnière [2]. Kennedy est bien placé pour le savoir : des filatures de coton, son associé et lui en possèdent trois sur Union Street — d’où l’origine de leurs fortunes.

Naturellement, le coton ne pousse pas au pied des Pennines. Si le Lancashire est une région idéale pour y installer les moteurs à vapeur qui font tourner les spinning mules, la matière première, elle, doit être importée des colonies de l’Empire : l’Inde d’abord, puis les Caraïbes et — bien sûr — les États-Unis. C’est-à-dire que pour faire tourner l’industrie manchestérienne et, incidemment, exporter les produits finis il faut un port. Or, il se trouve que le port le plus proche est situé là où la Mersey se jette dans la mer d’Irlande : c’est Liverpool. C’est ainsi qu’en ce début du XIXe siècle le sort de ces deux villes va se trouver inextricablement lié : en 1790, le nombre de balles de coton qui débarquaient à Liverpool pour être acheminées à Manchester dépassait péniblement la centaine ; en 1820, on en comptera 458 693 soit à peu près 104 000 tonnes [3].

Nous voilà donc avec deux villes et au milieu, un problème. Un problème d’une grosse cinquantaine de kilomètres : comment acheminer matières premières et produits finis entre le port de Liverpool et les usines de Manchester ? Au siècle précédent, on avait bien aménagé deux canaux — la Mersey & Irwell Navigation (1724-34) et le canal de Bridgewater (1761) — mais avec l’explosion du trafic, c’est derniers se sont rapidement révélés insuffisants : les industriels de Manchester et les commerçants de Liverpool avaient le choix entre faire la queue et payer fort cher ou passer par la route et payer encore plus cher. Bref, ça râlait sec et parmi ceux qui râlaient le plus fort, il y avait Joseph Sandars, un riche marchand de blé de Liverpool, qui avait fait savoir à qui voulait l’entendre qu’il financerait tout projet de nature à régler le problème.

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Le tracé de la ligne

Or, William James a une solution. Depuis que Richard Trevithick a démontré la faisabilité technique de la chose en 1804, il est intimement convaincu que l’idée qui consiste à faire tirer des wagons sur des rails par une machine à vapeur est promise à un immense avenir. D’ailleurs, ça fait maintenant une bonne dizaine d’années que les mines du nord de l’Angleterre mettent leurs shetlands à la retraite et les remplacent par les premiers modèles de locomotives [4] et un certain George Stephenson, l’ingénieur résident [5] de la mine de Killingworth (au nord de Newcastle), passe même pour être le plus grand spécialiste de ce genre de machines. Mais James voit plus loin : pour lui, le train a vocation à sortir des mines pour devenir une industrie à part entière ; ça fait quelques années qu’il prospecte un peu partout pour trouver un terrain d’application et il vient justement de signer un accord de distribution avec le fameux Stephenson.

Alors quand les déclarations de Sandars parviennent à ses oreilles, James saute sur l’occasion et fonce droit à Liverpool : et si on construisait une ligne de chemin de fer entre Liverpool et Manchester ? Nous sommes en 1822 et James va décrocher le gros lot : non seulement Sandars est immédiatement séduit par l’idée mais il va rapidement réunir autour de lui un premier tour de table constitué de marchands et d’industriels des deux villes prêts à se lancer dans le projet — au nombre desquels, bien sûr, notre ami John Kennedy. Le 20 mai 1824, Sandars, Kennedy et leurs associés forment la Liverpool & Manchester Railway Company ; c’est le maire de Liverpool lui-même qui en deviendra le premier président et c’est George Stephenson qui en sera nommé l’ingénieur en chef [6].

Mais avant de poser le premier rail, il est une formalité à laquelle ils ne peuvent échapper : ils doivent obtenir une autorisation du Parlement britannique. À l’époque, ces choses-là prennent la forme d’une pétition dans laquelle les actionnaires justifient de l’utilité du projet dans lequel ils se lancent ; pétition qui peut faire l’objet d’une opposition si une tierce partie voit un inconvénient à ce que ledit projet voit le jour. Et de l’opposition ils vont en avoir. D’abord, il y a les propriétaires des canaux qui voient naturellement venir d’un très mauvais œil cette concurrence inattendue et, parmi eux, le Marquis de Stafford qui a hérité des revenus du canal de Bridgewater et se trouve être, accessoirement, l’homme le plus riche du monde. Ensuite et comme si ça ne suffisait pas, les contes de Derby et de Sefton vont également rentrer en guerre contre le projet au motif qu’ils ne souhaitent pas voir de vulgaires manants, fussent-ils propulsés à la vapeur, traverser leurs propriétés.

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Une reproduction de la Rocket de Stephenson

La bataille juridique va durer dix-sept mois et coûter, selon les sources de l’époque, pas moins de 70 000 livres aux deux parties (à une époque où un anglais moyen gagnait à peine plus 30 livres par an). Les opposants vont contester un par un tous les aspects techniques du projet, invoquer l’intérêt général à toutes les sauces, se livrer à des considérations esthétiques sur les locomotives et même suggérer que le corps humain n’était pas capable d’encaisser de telles accélérations [7]. Bref, ils vont parler de tout sauf de leurs véritables motivations et faire un tel étalage de mauvaise foi que les deux chambres, finalement, avaliseront le projet en avril 1826.

Le 29 mai 1826 se tient la première réunion générale des souscripteurs en vue du lancement des travaux et il est une chose qui est très claire dans l’esprit de tous : la ligne Liverpool-Manchester est le plus gigantesque projet industriel jamais entrepris en Angleterre et donc dans le monde. Il va falloir acheter les terrains, creuser des montagnes (le mont Olive), élever des ponts, percer des tunnels (notamment sous Liverpool), trouver un moyen de traverser les tourbières de Chat Moss (projet réputé impossible à l’époque), poser des rails, construire les ouvrages d’art, acheter wagons et locomotives et, comme toujours, garder un peu de trésorerie pour démarrer. Au total et selon les estimations les plus fiables que votre serviteur ait trouvé, ils en ont eu pour plus de 1,2 millions de livres sterling de l’époque. Pour un anglais moyen, ça représentait 40 745 années de revenus.

Il faut bien mesurer que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ce qui limitait la taille d’un projet c’était la fortune personnelle de celui qui l’entreprenait. Typiquement, le canal de Bridgewater avait été construit par le duc éponyme ; lequel avait tout financé sur ces propres deniers. Dans ce monde-là, la ligne Liverpool-Manchester n’aurait jamais pu voir le jour pour la bonne et simple raison que personne n’était assez riche pour mettre une telle somme sur la table d’un projet aussi risqué. Or, justement, ce qui a changé en ce début du XIXe siècle, c’est le développement des marchés financiers. Pour financer la ligne, les directeurs de la compagnie vont vendre 5 100 actions de 100 livres à plus de 300 actionnaires puis, au travers de plusieurs augmentations de capital, collecter encore près de 300 000 livres avec des actions de 25 livres et enfin, emprunter les 400 000 livres qui manquaient encore pour boucler le budget.

Ce n’est pas un hasard si c’est en Angleterre qu’un tel projet a pu voir le jour : c’est l’Angleterre, bien avant tous les autres pays du monde, qui a créé le cadre institutionnel qui a fait en sorte qu’un homme puisse avoir intérêt à investir dans son outil de travail. C’est en Angleterre que ce simple principe de droit a permis le développement de ce que nous appelons aujourd’hui la révolution industrielle : le moment de l’histoire humaine où, pour la première fois, un fils pouvait espérer vivre mieux que son père. Et c’est logiquement en Angleterre qu’on a vu émerger la première des classes moyennes, une épargne et donc une capacité de financement ; capacité de financement qui a permis à un projet aussi fou que la Liverpool & Manchester Railway Company d’exister.

L’ouverture de la ligne a eu lieu le 15 septembre 1830 et ce fût immédiatement un immense succès mais pas pour les raisons escomptées : là où ses promoteurs espéraient transporter du fret, ce sont finalement les passagers qui ont fait les beaux jours de la compagnie [8]. De fait, les actionnaires de la ligne se verseront pendant des années des dividendes mirifiques de près de 10% du capital investis. Mais là n’est pas l’essentiel : si la Liverpool & Manchester est restée dans l’histoire comme l’acte de naissance de l’industrie ferroviaire, ce n’est pas parce qu’elle a transporté plus de gens que de coton, ce n’est pas non plus à cause de ses dimensions ni parce que c’était une entreprise indépendante — la Stockton & Darlington Railway, ouverte en 1825, mériterait alors les honneurs de l’histoire. Non, si la Liverpool & Manchester est si importante, au-delà même du train, c’est parce qu’elle a prouvé que les techniques de financement moderne avaient repoussé les limites du possible ; le capitalisme moderne était né.

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Station de Liverpool, le 15 septembre 1830

---
[1] La Piccadilly Mill de Peter Drinkwater construite en 1789.
[2] On estime que, vers 1830, le Lancashire produisait 85% du coton manufacturé à l’échelle mondiale.
[3] Et c’est loin d’être fini : en 1837, on en dénombrera 1 033 773 soit environ 235 000 tonnes.
[4] John Blenkinsop et Matthew Murray à Middleton en 1812, Christopher Blackett et William Hedley à Wylam en 1813 (la Puffing Billy), George Stephenson et sa Blücher dans la mine de Killingworth en 1814.
[5] L’ingénieur résident et un salarié de la mine chargé de concevoir les machines qu’elle utilise ; à l’époque, on faisait aussi appel à des cabinets d’ingénieurs dont les plus célèbres étaient Boulton & Watt (encore eux) et Fenton, Murray & Wood (qui sont intervenus à Middleton, voir note précédente).
[6] Malheureusement pour lui, James a fait faillite entre temps ce qui, à l’époque, vous amenait droit à la case prison : raison pour laquelle il est contraint de sortir du projet.
[7] En l’occurrence une vingtaine de kilomètres à l’heure — ce qui correspond en gros à la vitesse d’un cheval au galop.
[8] Les propriétaires des canaux, finalement déboutés par le Parlement, se sont empressés de baisser leurs tarifs.

La loi Pompidou-Giscard (encore)

« Un mensonge fera le tour du monde avant que la vérité ait eu le temps de mettre ses bottes. »
— Charles Spurgeon

« Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres Effets à l’escompte de la Banque de France. »
— Loi sur la Banque de France du 3 janvier 1973

Depuis quelques années, cet article de la loi N°73-7 sur la Banque de France du 3 janvier 1973, l’article 25 pour être précis, fait l’objet d’une polémique alimentée par les extrêmes de droite comme de gauche. Pour ne citer que les principaux : Nicolas Dupont-Aignan, Marine le Pen, Alain Soral, François Asselineau, Jacques Cheminade et Jean-Luc Mélenchon estiment tous, à les écouter, que c’est cette simple phrase qui serait à l’origine de notre dette publique — laquelle serait dès lors illégitime.

Leurs analyses, essentiellement convergentes, peuvent se résumer comme suit : par cet article, la loi de 1973 interdit à l’État de se financer gratuitement (ou quasi-gratuitement) auprès de la Banque de France. Dès lors, l’État n’a eu d’autre choix que de se financer sur les marchés financiers (ou auprès des banques) et donc de payer des intérêts — lesquels expliquent le niveau actuel de la dette publique. À ce premier point, certains n’hésitent pas à rajouter que, ce faisant, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing ont sciemment vendu les intérêts de la France aux banques — raison pour laquelle cette loi est appelée loi Pompidou-Giscard (ou Pompidou-Giscard-Rothschild en référence au fait que M. Pompidou a travaillé pour la Banque Rothschild [1].)

J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici mais il faut manifestement le répéter : c’est absolument, irrémédiablement et sans l’ombre d’un doute faux. Entendez-moi bien : il n’y a même pas de débat possible. Tout ce que racontent les personnes susmentionnées à propos de cette loi et de ses présumées conséquences est au mieux la preuve de leur totale incompétence, au pire, un tissu de mensonges.

La vieille dame poussiéreuse

Lorsqu’il présente ce projet de loi devant le Sénat le 2 novembre 1972, Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’économie et des finances, est assez loin de déclencher une révolution : « La réforme qui vous est proposée aujourd’hui, dit-il, ne vise pas et ne prétend pas bouleverser le fonctionnement de la Banque de France. Il s’agit essentiellement d’une œuvre de codification, de mise à jour et de clarification qui vise à doter l’institut d’émission de statuts adaptés à la réalité financière actuelle et à l’évolution de nos pratiques contemporaines. »

De fait, les statuts de cette vieille dame datent de 1936 — de la loi du 24 juillet 1936, nous en reparlerons — et depuis, le moins que l’on puisse dire, c’est que de l’eau a coulé sous les ponts : une guerre mondiale, une nationalisation (loi du 2 décembre 1945 [2]), les accords de Bretton Woods qui ont vécu, le Serpent monétaire européen qui commence à peine à fonctionner et, naturellement, une évolution profonde des pratiques des banquiers centraux — au moment où Giscard d’Estaing s’exprime, la Banque de France n’utilise déjà plus la technique de l’escompte que de façon marginale et lui préfère depuis février 1971 les opérations dites d’open-market. Bref, un bon coup de dépoussiérage s’impose.

Quid de l’article 25 ? Eh bien lors de la première lecture au Sénat (2 novembre 1972) et de la première lecture à l’Assemblée Nationale (28 novembre 1972), on n’en trouve pas la moindre trace ou, plutôt, il y a bien un article 25 mais ce n’est pas celui qui nous intéresse.

Une sage précaution

Ce n’est que lors de la seconde lecture au Sénat, le 14 décembre 1972, qu’un amendement propose de compléter l’article 29 en y précisant que « le Trésor public ne peut présenter ses propres effets au réescompte de l’institut d’émission. » Cet amendement, première apparition du fameux article, est le fait de M. Yvon Coudé du Foresto, sénateur vétéran et par ailleurs rapporteur général de la commission des finances.

L’intéressé s’explique : « Je ne suis pas du tout hostile au texte de l’Assemblée nationale, mais notre attention a été attirée sur le fait qu’il serait possible, par le biais de la présentation de bons du Trésor au réescompte de l’institut d'émission, de tourner la législation sur les émissions de monnaie ou de quasi-monnaie.
« C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à préciser que le Trésor public ne peut présenter ses propres effets au réescompte de l’institut d’émission. Je pense que c’est une sage précaution et je serai certainement beaucoup plus intransigeant au sujet de cet amendement que sur les autres, monsieur le secrétaire d’État. »

Jean Taittinger, secrétaire l’État chargé du budget qui représente le gouvernement, répond : « Cet amendement énonce une règle relative à la politique de gestion de la trésorerie publique. Or, il s’agit d’un projet de loi sur la Banque de France et non sur le Trésor. Rappeler cette règle-là et pas d’autres pourrait laisser penser qu’il y a un problème ou un risque dans le domaine considéré, ce qui ne semble pas le cas.
« L’amendement laisserait par ailleurs supposer que la Banque pourrait accepter de se prêter à la pratique que l’on condamne, ce qui n’est pas flatteur pour elle. »
« Cependant, dans un souci de conciliation, j’accepte volontiers l’amendement de la commission. »

Cette réponse de M. Taittinger permet de souligner deux choses importantes : d’une part, elle confirme que cette disposition n’est pas d’origine gouvernementale puisque le représentant du gouvernement se contente de ne pas s’y opposer dans un souci de conciliation — bref, MM. Giscard d’Estaing et Pompidou n’y sont pour rien. D’autre part, et c’est le plus important, le secrétaire d’État laisse très clairement entendre que le fait, pour le Trésor, de présenter ses propres effets à l’escompte de la Banque de France et une pratique proscrite et même franchement honteuse.

Rien de nouveau

Et pour cause : c’est effectivement une pratique interdite depuis au moins le 24 juillet 1936 et la loi Tendant à modifier et à compléter les Lois et statuts qui régissent la Banque de France. Dans son article 13, on peut lire « tous les Effets de la dette flottante émis par le Trésor public et venant à échéance dans un délai de trois mois au maximum sont admis sans limitation au réescompte de l’Institut d’Émission, sauf au profit du Trésor public. » Signé par Albert Lebrun, président de la République, Léon Blum, président du Conseil et Vincent Auriol, ministre des finances.

De fait, en 1972, personne n’y trouve rien à redire et l’amendement de M. Coudé du Foresto est adopté dans l’indifférence générale.

De retour à l’Assemblée Nationale le 18 décembre 1972, Jean Capelle, député UDR de la 2e circonscription de la Dordogne, en modifie légèrement le texte : « Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France » et propose d’en faire un article à part entière à insérer après l’article 24. Guy Sabatier, rapporteur général de la commission des finances, et Jean Taittinger, secrétaire d’État chargé du budget, y sont favorables. L’amendement est adopté.

le jour même, enfin, lors d’une troisième lecture au Sénat : M. Coudé du Foresto s’étonne avec humour de cette modification qu’il pense être d’origine gouvernementale. Jean Taittinger lui explique que non. On passe à autre chose.

Voilà d’où vient, sources à l’appui, ce fameux article 25 : c’est une simple mesure de précaution introduite par la commission des finances du Sénat pour réinscrire dans le marbre de la loi un principe déjà admis par tout le monde depuis au moins 1936. Et pour cause…

Escompter des effets

Le fait est que « le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres Effets à l’escompte de la Banque de France, » pour la plupart des gens, c’est parfaitement incompréhensible. Rassurez-vous, ça n’a rien d’anormal : des générations entières ont vécu de longues et saines vies sans avoir la moindre idée de ce signifie présenter des effets à l’escompte d’une banque. Sauf que là, dans le contexte, une rapide explication s’impose.

L’escompte, pour faire simple, c’est une antique technique bancaire qui permet aux entreprises de se procurer de la trésorerie auprès des banques en leur refourguant une créance — typiquement une créance sur un client. On ne parle donc pas de financement à long terme mais de gestion de trésorerie. Quant aux « Effets » du Trésor évoqués par l’article 25, ce sont des bons du Trésor — c’est-à-dire des obligations émises par le Trésor ; parce que oui, au risque d’en étonner quelques-uns, l’État empruntait de l’argent sur les marchés financiers bien avant 1973.

Et donc, « le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres Effets à l’escompte de la Banque de France », ça signifie que le Trésor ne peut pas émettre une dette sur lui-même et s’en servir pour présenter cette dernière à l’escompte de la Banque de France. En gros, c’est comme si vous écriviez une reconnaissance de dettes à vous-même et alliez voir votre banque pour lui demander de vous racheter ce papier. C’est-à-dire qu’on ne fait ici que ré-interdire un bidouillage parfaitement malsain ; bidouillage qui, semble-t-il et comme le rappelait M. Coudé du Foresto, aurait permis au Trésor fût un temps de « tourner la législation sur les émissions de monnaie ou de quasi-monnaie. »

L’article 19

Et ce, d’autant plus que, contrairement à ce que racontent les Dupont-Aignan, le Pen, Mélenchon et autres Asselineau, cette loi n’interdit absolument pas au Trésor d’emprunter — y compris gratuitement — de l’argent à la Banque Centrale. Une simple lecture du texte intégral de la loi permet de découvrir l’article 19 qui stipule que « les conditions dans lesquelles l’État peut obtenir de la Banque des avances et des prêts sont fixées par des Conventions passées entre le Ministre de l’Économie et des Finances et le Gouverneur, autorisé par délibération du Conseil général. Ces Conventions doivent être approuvées par le Parlement. »

De fait, la convention du 17 septembre 1973, passée entre le ministre de l’économie et des finances (Valéry Giscard d’Estaing) et le gouverneur de la Banque de France (Olivier Wormser) et approuvée par la loi 73-1121 du 21 décembre 1973 fixe les modalités des concours de trésorerie apportés par la banque centrale au Trésor : ce dernier peut emprunter jusqu’à 20,5 milliards de francs dont 10,5 milliards gratuitement et 10 milliards sur lesquels il paiera des intérêts très faibles [3].

Mais à quoi correspond ce montant ? Pourquoi limiter les prêts de la banque centrale au Trésor à 20,5 milliards de francs ? La réponse est extrêmement simple : c’est tout simplement l’officialisation de ce qui existait avant. C’est ainsi que le rapporteur général (Maurice Papon !) le présente et c’est effectivement la conclusion à laquelle on arrive en étudiant les séries historiques : les 10,5 milliards gratuits c’est simplement la limite précédente des avances directes de la Banque de France à l'État et les 10 milliards par chers correspondent à une évaluation du maximum de ce que le Trésor empruntait de façon opaque.

Accessoirement, la loi prévoit une règle qui permette de faire évoluer ses plafonds. Dans son compte rendu de 1974, par exemple, la Banque de France précise que le plafond des concours gratuits au Trésor est passé à 13,7 milliards de francs le 31 janvier 1974. Le 23 janvier 1992, quelques jours avant la signature de l’accord de Maastricht qui mettra un terme définitif au financement des États par leurs banques centrales, il était encore porté à 40,3 milliards.

Le patient zéro

Bref, tout est faux. L’article 25 de la loi de 1973 n’est que la réaffirmation d’un principe déjà communément admis depuis au moins 1936 et le reste de la loi ne fait que codifier et encadrer les relations du Trésor avec la banque centrale sans rien changer au financement du Trésor si ce n’est le mode opératoire. Une question reste néanmoins en suspens : par quelle sorte de miracle cette imbécilité a pu se frayer un chemin jusque dans les programmes [4] de plusieurs candidats aux élections présidentielles ?

Je tiens à avertir ici le lecteur que la partie sérieuse est terminée et que la suite pique un peu les yeux. Vous poursuivez à vos risques et périls.

Même s’il semble exister des sources plus anciennes et avec toute la prudence qui s’impose dans ce genre d’exercices, il semble bien que le patient zéro, celui qui, plus que tout autre, a contribué à populariser cette fumisterie soit un certain André-Jacques Holbecq (a.k.a. AJH ou Stilgar).

Ne cherchez pas M. Holbecq dans les annuaires académiques : c’est un ancien pilote d’Air France qui, une fois à la retraite, s’est livré corps et âme à ses deux grandes passions : l’ufologie (il passe pour un des plus grands spécialistes du langage ummite [5]) et l’économie, option anticapitaliste, version new age. Sur ce second thème, il publie pas moins de 9 bouquins de 2002 à 2014 et multiplie les blogs et sites sur lesquels il développe son concept personnel : l’écosociétalisme.

Or voilà, chemin faisant et sans doute au début de l’année 2007 [7], M. Holbecq découvre le ‘pot aux roses’. Sur son site principal du moment, il écrit : « Depuis 1973 (l’article 25 de la loi du 3 janvier précise que ‘Le trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France’. Ce qui signifie que notre pays s’est interdit de permettre à la Banque de France de financer le Trésor Public… » Nous y voilà !

Comme une traînée de poudre

Très rapidement, notre ufologue va faire partager sa découverte au plus grand nombre possible et notamment à l’inénarrable Étienne Chouard, qui, ‘découvrant’ le scandale à son tour, le relaie sur son site en mai 2007. S’installe alors entre nos deux compères un tango bien huilé : Chouard fait la promotion des travaux de Holbecq et ce dernier utilise l’aura d’économiste [8] de Chouard pour donner du poids à ses conclusions.

Mais à ce stade, alors qu’André-Jacques Holbecq s’apprête à publier un bouquin [9] pour populariser ses idées, l’affaire peine encore à décoller : il lui faut une plateforme plus médiatique ; plateforme qu’il va trouver avec le blog de Paul Jorion. Il y débarque en avril 2008 et s’y lance dans un grand débat sur la monnaie [10] grâce auquel, petit à petit, il se constitue une audience.

Et là, c’est le drame : début 2010, un certain nombre de bloggeurs souverainistes — dont, notamment, des proches de Nicolas Dupon-Aignan [11] — tombent dessus et s’empressent de relayer l’info. En quelques mois c’est une traînée de poudre : le scandale de la loi de 1973 est dans tous les discours de Marine le Pen à Jean-Luc Mélenchon. La légende urbaine est lancée et, conformément à la loi de Brandolini, elle devient pratiquement impossible à réfuter.

Épilogue

La conclusion de tout ça, c’est que cette loi n’a pas empêché le Trésor d’emprunter gratuitement à la Banque de France et n’est donc absolument pour rien dans notre dette publique. Si nous sommes endettés, c’est simplement parce que depuis plus de 40 ans maintenant, tous nos gouvernements, de droite comme de gauche, ont systématiquement voté des budgets déficitaires. Si nous sommes endettés, c’est parce que la simple idée d’exercer un seul budget à l’équilibre — sans même parler d’excédents — est systématiquement qualifié de politique d’austérité, à commencer — comble de l’ironie — par ceux-là même qui estiment que la dette publique est illégitime.

De ce qui précède, j’ose espérer que le lecteur attentif aura retenu au moins une chose : toute personne, physique ou morale, qui relaie ce hoax lamentable est au mieux parfaitement incompétente et au pire un menteur.

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[1] C’est tout à fait exact : M. Pompidou a été directeur de Rothschild frères de 1954 à 1958.
[2] Jusque-là, la Banque de France appartenait à des actionnaires tout ce qu’il y a de plus privés (c’est d’ailleurs l’origine du mythe des « deux-cents familles, » en référence aux principaux actionnaires de la banque) et si vous voulez en savoir plus sur les origines de l’institution, j’en parle ici.
[3] En l’occurrence, le « taux le plus bas pratiqué par la banque à l’occasion de ses interventions les plus récentes, au jour le jour ou à très court terme, sur le marché monétaire. »
[4] Par exemple, l’abrogation de cette loi est toujours présente dans le programme de Nicolas Dupont-Aignan (ce qui est parfaitement idiot puisqu’elle a déjà été abrogée en 1993.)
[5] C’est notamment le créateur du site ummo-sciences.org (source) et il a préfacé Ummo, un Dieu venu d'ailleurs ? (Agnières, JMG éditions, « Science-conscience », 2004) de Christel Seval.
[6] Au moins sapiensweb, yhad.fr, societal.org (et le wiki associé), fauxmonnayeurs.org et son blog officiel : postjorion.
[7] L’article a été remanié (d’où les dates postérieures) mais Chouard poste un lien qui pointe dessus le 14 juin 2007 à 22:44.
[8] En l’occurrence, M. Chouard n’a qu’une maîtrise en droit et ses lettres de noblesse d’économiste, il les doit à son poste de professeur d’économie-gestion et de droit fiscal, puis d’informatique, au lycée Marcel-Pagnol à Marseille.
[9] La dette publique, une affaire rentable (éditions Yves Michel, 2008) avec Philippe Derruder.
[10] Il intervient d’abord sous le pseudo de Stilgar avant de révéler son véritable nom (tout l’historique des messages est ici).
[11] Je ne cite pas de noms ici dans la mesure où, se rendant compte qu’ils avaient relayé une théorie du complot parfaitement indéfendable, ils ont tous fait amende honorable — et certains se sont même donnés un mal de chien pour remettre les pendules à l’heure.

Notes complémentaires
  1. Je dis, sans insister dessus, que l’escompte est un moyen de se procurer de la trésorerie. C’est important : en présentant ses propres bons à l’escompte de la Banque de France, le Trésor n’aurait pu, si c’était autorisé, qu’emprunter à court terme — juste de quoi compenser des décalages de trésorerie entre le paiement des traitements des fonctionnaires et la perception du produit de l’impôt, par exemple. Cette technique ne permettait donc pas de financer des investissements à long terme. Par ailleurs, il est bien évident que la Banque de France aurait chargé un intérêt (en payant moins cher que ce que le bon présenté valait vraiment).
  2. Je passe rapidement, en introduction, sur l’idée selon laquelle ce sont les banques qui prêteraient à l’État. C’est évidemment ridicule : aucune banque n’a intérêt à financer l’État pour la bonne est simple raison que l’État se finance toujours moins cher qu’une banque privée (elles y perdraient donc de l’argent). Pour la même raison, l’État n’a aucun intérêt à emprunter aux banques : les marchés financiers lui réservent de bien meilleures conditions. La seule raison qui, aujourd’hui, pousse les banques à détenir des obligations d’État, c’est la règlementation : elles en ont besoin pour pouvoir emprunter auprès de la BCE.
  3. Certains commentateurs, sur Twitter, affirment que Jean-Luc Mélenchon n’a jamais relayé cette intox. Je cite ici un extrait du programme du Front de Gauche et de Jean-Luc Mélenchon lors des présidentielle et législatives de 2012 : « Par ailleurs, dès 1973 l’État a renoncé à sa prérogative de battre monnaie. Ne pouvant se financer directement ni auprès de la Banque de France ni aujourd’hui auprès de la BCE, il est ainsi obligé de s’adresser aux banques privées, qui prélèvent des intérêts au passage. »
  4. Depuis l’introduction du nouveau franc (1er janvier 1960), trois postes du bilan de la Banque de France retracent les avances gratuites consenties par la Banque de France au Trésor : les « Prêts à l’État », les « Avances à l’État » et les « Bons du Trésor sans intérêt ». Les situations hebdomadaires de la Banque de France permettent de vérifier que, du 31 décembre 1959 au 20 décembre 1973, ces trois comptes cumulés varient entre 6.2 et 11 milliards de francs avec une moyenne à 9.2 milliards. Le 21 décembre 1973, la loi 73-1121 approuve la convention passée entre le ministère des finances et la Banque de France : les trois comptes sont regroupés en un seul compte intitulé « Concours au Trésor Public » et, comme expliqué plus haut, la convention fixe une limite de 20,5 milliards de francs dont 10,5 sans intérêts. Dès le 17 janvier 1974, le compte « Concours au Trésor Public » passe à 10,5 milliards de francs. À partir de ce moment, le Trésor va emprunter très précisément l’enveloppe gratuite prévue par les conventions successives (laquelle variera à la hausse comme à la baisse au grès des besoins). En revanche, il semble que l’État n’ai pas utilisé les 10 milliards supplémentaires (et payants) : c’est sans doute qu’il trouvait moins cher ou plus pratique de ses financer directement sur les marchés.
  5. S’agissant de la pratique que cherche à proscrire l’article 25 de la loi de 1973 (et l’article 13 de la loi de 1936), il semble qu’elle ait eu cours entre mars 1915, en pleine première Guerre Mondiale, jusqu’en juin 1928, au moment de la dévaluation qui introduit le franc Poincaré (1/5e du franc germinal). Elle a donc probablement contribué à tuer le franc germinal (la base monétaire exprimées en points de PIB, a été multipliée par deux rien qu’entre 1913 et 1920 !) : raison probable pour laquelle on a voulu l’interdire (d’autant plus que, selon Vincent Duchaussoy et Éric Monnet, elle l’était déjà en 1915 !) Notez qu’une autre ligne semble prendre la suite : les « Bons négociables de la Caisse Autonome d’Amortissement » et disparait à son tour en 1952.
  6. De 1960 à 1973, les relations entre la Banque de France et le Trésor sont fondée sur la convention de trésorerie du 29 octobre 1959. Cette dernière prévoit deux types de financement : les prêts à l’État et les avances à l’État. Au moment où la loi de 1973 est votée, ces deux dispositifs essentiellement gratuits sont respectivement limités à 5.45 milliards de francs (convention du 3 mai 1962) et 3.452 milliards (convention du 4 décembre 1969). Par ailleurs, en application des conventions des 8 juin 1972 et 7 juin 1973, la Banque de France détient également entre 1.46 et 1.57 milliards d’Bons du Trésors sans intérêts. Au total, de 1960 à 1973, ces trois sources de financement gratuit (ou presque : la Banque de France prélevait tout de même une commission de 0.125%) représentent entre 6.2 et 11 milliards (moyenne à 9.2). Lorsque la loi est votée, on en est à un peu moins de 10.5 milliards de francs : c’est précisément le montant qui est retenu par la convention du 17 septembre 1973. À ces mécanismes officiels s’ajoutent deux sources plus opaques et sur lesquelles le Trésor paie des intérêts (la mobilisation des obligations cautionnées et la mobilisation d’effets représentatifs de prêts spéciaux à la construction par l’intermédiaire de la Caisse des Dépôts et Consignations) pour un montant estimé à 10 milliards en 1973. Ça nous fait donc bien un total de 20.5 milliards dont 10.5 sans intérêts.

Votre mot de passe

On ne va pas épiloguer pendant 150 ans, vous avez besoin : De mots de passe très forts (à partir de 128 bits), un par site (sauf, éventuel...