Culture et détente

Cher Monsieur Dubouchon [1],

Ainsi donc, vous appelez Lacordaire à la rescousse en me rappelant qu’« entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. »

Au risque de vous surprendre et de vous déplaire encore un peu plus : vous n’êtes pas le premier. Cette citation du Révérend-Père, voilà des années que tout ce que la toile compte d’antilibéraux primaires nous la sert, dans sa forme longue, dans sa forme abrégée ou dans une forme plus ou moins modifiée selon les circonstances. À titre personnel, elle m’a été jetée au visage par des communistes hilares, par des socialistes révolutionnaires, par des sociaux-démocrates inquiets, par des conservateurs en un seul mot, par des souverainistes indignés, par des nationaux-socialistes hésitants et même par un catholique décroissant.

Je ne sais pas vraiment où vous classer dans cet inventaire – nous nous connaissons si peu – mais vous m’avez suffisamment fait comprendre votre aversion (et votre méconnaissance) de mes idées pour que je puisse, sans risque de trahir les vôtres, vous classer dans la grande famille des antilibéraux. Félicitations ! Serrez un peu au fond, il y a du monde…

Vous n’échappez donc pas à la règle : comme les autres, vous avez appelé Henri Lacordaire à votre secours et c’est une erreur. Voici pourquoi.

Tout d’abord, le moins que l’on puisse faire lorsque l’on cite un auteur c’est de se renseigner au moins un peu sur sa personne. Dans l’exemple qui nous intéresse, vous auriez appris que le père Henri-Dominique Lacordaire n’était pas seulement le prédicateur dominicain à la foi ardente qui a restauré l’Ordre des Prêcheurs en France ; il était aussi un journaliste engagé et un homme politique qui, aux cotés de son ami Charles de Montalembert, fut un des principaux théoriciens du catholicisme libéral. Voilà qui aurait du, comme on le dit vulgairement, vous mettre la puce à l’oreille.

Ensuite, il est de bon ton, lorsqu’on extrait une courte phrase de son contexte, de vérifier qu’on lui prête bien le sens qu’a voulu lui donner son auteur. Cette obligation s’impose naturellement d’autant plus quand on utilise le nom de ce dernier comme caution de l’idée que l’on prétend défendre. En l’espèce, cette citation extraite des Conférences de Notre-Dame de Paris s’insère bien dans une défense de la loi mais c’est de la loi divine qu’il s’agit et, plus précisément de celle que « Moïse, descendant du Sinaï, rapportait à son peuple […] : Tu sanctifieras le septième jour, et tu t'y reposeras » (même auteur, même ouvrage). C’est du repos dominical qu’il est question.

Enfin, il peut être également utile d’avoir tout simplement lu l’auteur que l’on cite. Si vous l’aviez fait, vous n’auriez tout d’abord pas affirmé que cette citation est extraite de la quarante-cinquième conférence (« De l’existence de Dieu ») : c’est faux et je vous mets au défi de l’y trouver ; c’est un extrait de la cinquante-deuxième conférence [2]. Vous avez en cela reproduit une erreur courante sur internet, une erreur colportée par des internautes qui veulent se faire passer pour plus cultivés qu’ils ne sont et ne prennent pas la peine de vérifier leurs sources.

Mais surtout, vous auriez appris que le droit que défend Lacordaire n’est pas le droit positif mais un « droit-principe », un « droit immuable », un « droit universel » qui est, selon lui, celui qui nous a été transmis par l’Évangile. « Car, note Lacordaire, tout droit mobile est à la merci des plus forts, quelle que soit la forme du gouvernement, que le peuple ait à sa tète un chef unique ou la majorité d'un corps qui délibère ; dans l'un et l'autre cas, le sort de tous ou au moins le sort de la minorité est sans protecteur, s'il n'existe entre le souverain et les sujets un droit inviolable, qui couvre la cité tout entière et assure le dernier des citoyens contre les entreprises du plus grand nombre et même de tous. Tant que le droit n'est pas cela, il n'est rien. [3] »

Vous auriez appris que le Révérend-Père Lacordaire se méfiait des gouvernements humains. Vous auriez découvert qu’il considérait que la propriété privée des moyens de production était un droit consacré par l’Évangile et qu’en priver un homme revenait à le réduire à l’état d’esclave [4]. Vous auriez également su qu’il s’opposait vigoureusement aux idées collectivistes dont il pressentait déjà le potentiel de dérive autocratique, qu’il se prononçait contre toutes formes de redistribution autoritaire des richesses, plaidait pour une société fondée sur le libre-consentement et fut un ardent défenseur de la liberté religieuse, de la liberté de l’enseignement et de la liberté de la presse.

Vous admettrez avec moi, Monsieur Dubouchon, que venant d’un antilibéral, la référence à Lacordaire ne manque pas de sel.

Bien à vous.

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[1] Par soucis de préserver l’anonymat de mon interlocuteur et, disons-le, poussé par un vieux reste de charité chrétienne.
[2] Henri Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, tome III, Cinquante-deuxième conférence, (Du double travail de l’homme, 16 avril 1848).
[3] Idem, Trente-deuxième conférence (De l’influence de la société catholique sur la société naturelle quant au principe du droit).
[4] Idem, Trente-troisième conférence ( De l’influence de la société catholique sur la société naturelle quant à la propriété ).

2 commentaires:

  1. Tout simplement excellent, merci pour ce beau texte.

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  2. Merci à Georges Kaplan de nous restituer la vraie signification de la citation. Un passage de Lacordaire :

    "Demandez aux innombrables victimes de la cupidité personnelle et de la cupidité d'un maître, s'ils sont libres de devenir meilleurs, et si le gouffre d'un travail sans réparation physique ni morale ne les dévore pas vivants. Demandez à ceux-là mêmes qui se reposent en effet, mais qui se reposent dans la bassesse des plaisirs sans règle, demandez-leur ce que devient le peuple dans un repos qui n'est pas donné et protégé par Dieu. Non, Messieurs, la liberté de conscience n'est ici que le voile de l'oppression ; elle couvre d'un manteau d'or les lâches épaules de la plus vile des tyrannies, la tyrannie qui abuse des sueurs de l'homme par cupidité et par impiété. Si la liberté de conscience était ici pour quelque chose, apparemment l'Angleterre protestante s'en serait aperçue ; apparemment la démocratie des États-Unis d'Amérique s'. en serait avisée : et dans quels lieux du monde le droit du septième jour fut-il plus respecté ?
    Sachent donc ceux qui l'ignorent, sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu'ils prennent, qu'entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. Le droit est l'épée des grands, le devoir est le bouclier des petits."

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