Celles qui sont vraiment seules

Commençons par un cas d’école. Paul et Julie sont mariés et ils ont deux enfants de moins de 14 ans ; ce qui, dans les statistiques de l’Insee, correspond à 2.1 unités de consommation (1+0.5+0.3+0.3). Ils gagnent l’un comme l’autre 1 500 euros nets par mois ce qui fait qu’avec un quotient familial de 3, ils ne paient pratiquement pas d’IRPP (ou, du moins, le peu qu’ils paient est compensé par les prestations sociales). Au total et pour simplifier, ils ont un revenu disponible de 3 000 euros ce qui, rapporté à leurs 2.1 unités de consommation, fait un niveau de vie de 1 429 euros ; soit 429 euros de plus que le seuil de pauvreté à 60%. Bref, Paul, Julie et leurs deux enfants ne sont officiellement pas pauvres.

Maintenant, supposez qu’ils divorcent. Comme dans la plupart des cas, Paul se retrouvera seul (une unité de consommation) tandis que Julie obtiendra la garde de ses deux enfants (1.6 unités de consommation). Évidemment, Paul va devoir payer un peu plus d’IRPP et touchera moins d’allocations ce qui ramène sont revenu disponible et son niveau de vie à quelque chose comme 1 400 euros par mois. Le seuil de pauvreté étant, en 2013, fixé à 60% du niveau de vie médian — soit 1 000 euros — il n’est toujours pas pauvre mais son niveau de vie a légèrement baissé. Mais c’est pour Julie que ça va être vraiment différent : elle gagne toujours 1 500 euros par mois mais le niveau de vie de son nouveau ménage, composé d’elle-même et de ces deux enfants soit 1.6 unités de consommation, vient de tomber à 938 euros. C’est-à-dire qu’elle et ses deux bambins sont désormais officiellement pauvres.

Du point de vue des statistiques, nous avions donc un ménage composé de quatre personnes qui s’en sortaient et nous avons maintenant deux ménages dont un (Paul) qui a vu son niveau de vie baisser légèrement et un autre (Julie et les deux petits) qui sont passés sous le seuil de pauvreté monétaire. Tout ça pour un divorce.

L’émergence de la famille monoparentale

Pourquoi cet exemple ? Eh bien parce que parmi les grandes évolutions de notre société ces dernières décennies, le cas de Paul et Julie est de plus en plus fréquent. Si j’en crois les données de l’Insee, les familles monoparentales — doux euphémisme qui, dans huit cas sur dix, désigne une mère seule avec ses enfants — représentaient à peine 5.2% des ménages recensés en 1982 [1]. En 2012, trente ans plus tard, c’est 8.2% des ménages qui sont dans cette situation ; en termes absolus, c’est plus du double. Mais il y a pire encore : non seulement leur nombre a augmenté en proportion de la population totale mais les familles monoparentale se sont aussi considérablement fragilisées. De 1996 à 2012 [2], le taux de pauvreté des membres de familles monoparentales, c’est à dire la proportion de celles et ceux dont le niveau de vie était inférieur à 60% du niveau de vie médian, est passé de 26.7% à plus du tiers. Le résultat c’est qu’aujourd’hui, si seuls 9.4% des français vivent dans une famille monoparentale, c’est le cas de 22.8% des pauvres.

Pour vous donner un ordre de grandeur de cette évolution, il faut savoir que sur cette même période — 1996-2012 — le taux de pauvreté des français a légèrement baissé : de 14.5% en 1996 à 13.9% en 2012 ; une baisse de 0.6%. Or, si vous excluez les familles monoparentales du calcul, nous sommes passés d’un taux de pauvreté de 12.6% en 1996 à 10.7% en 2012 ce qui fait une baisse de 1.8% ; soit 1.2% de mieux. C’est-à-dire qu’en vivant au sein d’un couple, on est moins fréquemment pauvres qu’il y a 20 ans [3] et que ce qui a freiné la baisse du taux de pauvreté en France, c’est très probablement l’éclatement de plus en plus fréquent de certains couples et la fragilisation des familles monoparentales qui en résultent.

Au-delà du biais statistique évident qu’illustre l’histoire — fictive et largement simplifiée — de Paul et Julie, ce phénomène traduit une réalité essentielle de notre société moderne. Les traditionalistes évoqueront, bien sûr, l’éternelle perte des valeurs morales [4] mais il existe aussi une explication beaucoup plus pragmatique : là où nos grand-mères, quand elles ne supportaient plus leur mari, courbaient l’échine parce qu’elles n’avaient économiquement pas le choix ; les jeunes femmes modernes travaillent et sont donc beaucoup moins financièrement dépendantes. Il n’est peut-être pas non plus tout à fait inutile de rappeler que le principe du divorce par consentement mutuel, en France, est très récent : il date de 1975 [5].

Pire que célibataire : être vraiment seule

Il est sans doute inutile de décrire ici toutes les difficultés auxquelles une mère qui élève ses enfants seules doit faire face. Il y a, bien sûr, de nombreuses femmes diplômées et éduquées qui gagnent correctement leur vie et qui, de surcroît, peuvent compter sur le soutien (au moins financier) de leurs ex-maris, de leurs parents et de leurs ex-beaux-parents. Seulement voilà, comme que le divorce s’est largement démocratisé [6], il y a aussi de plus en plus de mères célibataires peu ou pas diplômées et qui, pour ne rien arranger à l’affaire, ne peuvent compter que sur elles-mêmes pour subvenir aux besoins de leurs enfants.

C’est malheureusement un fait [7], on ne divorce pas de la même façon quand on est issu d’un milieu modeste que quand on appartient à une catégorie sociale plus aisée : entre les pères qui disparaissent sans verser de pension alimentaire, des parents qui ne peuvent souvent pas aider leurs filles et un réseau relationnel qui explose avec le couple, ces jeunes mères se retrouve souvent absolument seules. S’il y a quelque chose en France qui ressemble vraiment à de la misère, c’est la situation de ces femmes et de leurs enfants ; lesquels, pour en rajouter une couche, se retrouveront souvent sur le marché du travail sans diplôme ni aide familiale et iront grossir les rangs des jeunes adultes pauvres [8] à qui notre société n’offre rien de mieux que des « contrats d’avenir » — ainsi nommés pour mieux cacher qu’ils n’en offre aucun.

Alors évidemment, il est beaucoup plus simple et politiquement rentable d’énoncer quelques statistiques sans préciser ce qu’elles signifient et d’enrober ça dans quelques envolées lyriques. On vous dira comment la concurrence des ouvriers chinois a plongé les nôtres dans la misère — ça n’est pas vrai. On vous dira comment la déconstruction de notre système de retraite a fragilisé les retraités — ça n’est pas vrai. On vous dira comment le patronat a obligé les salariés à se contenter du minimum de subsistance — ça n’est pas vrai. On vous dira encore que le démantèlement de notre système de protection sociale a fragilisé les familles — ça n’est pas vrai non plus.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la hausse du taux de pauvreté observée ces dernières décennies est très largement imputable à l’émergence des familles monoparentales et notamment celles qui sont issues de milieux modestes. Malheureusement pour ces mamans-courage et pour le reste d’entre nous, il semble que notre personnel politique n’ai pas trouvé ce thème suffisamment porteur et préfère monter à l’assaut de moulins plus glorieux. Elles sont décidément bien seules.

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[1] Donnés pour la France métropolitaine, dans le fichier à télécharger, deuxième onglet.
[2] Je n’ai trouvé ni plus ancien ni plus récent sur le site de l’Insee.
[3] Fait stylisé : plus un couple à d’enfants, plus il a de « chances » de vivre sous le seuil de pauvreté. Il y a sans doute un peu de vrai là-dedans mais il est plus que vraisemblable que l’échelle des unités de comptes introduise un biais non négligeable. Quoi qu’il en soit, pour un couple avec deux enfants, le taux de pauvreté est passé de 11.8% en 1996 à 9.7% en 2012 ; plus de deux points de réduction.
[4] Ce qui, de leur point de vue, se tient tout à fait : en Irlande et en Italie par exemple, les divorcés sont très mal vus (ce à quoi s’ajoute, pour être juste, quelques difficultés d’ordre légal) et du coup, on y divorce effectivement très peu. Notez aussi que je qualifie la « perte des valeurs morales » d’éternelle parce que cette complainte n’a rien de moderne : relisez Platon ou Aristote.
[5] Notez cependant que le taux de divortialité avait largement anticipé la loi ; outre un pic après-guerre (c’est un classique, je vous laisse deviner), on comptait 2.9 divorces pour 1 000 couples mariés en 1960 et déjà 3.3 en 1970. La loi a néanmoins accéléré le mouvement : 6.3 en 1980, 8.4 en 1990, 9.3 en 2000 et une dizaine aujourd’hui.
[6] Autre évolution importante sur le long terme : en 1968, pas moins de 56% de ces mamans étaient en fait des veuves.
[7] Voir, notamment, Clotilde Lemarchant, Familles et inégalités sociales in Cahiers français n° 322.
[8] Ça aussi c’est une tendance lourde : le taux de pauvreté des ménages dont la « personne de référence » a moins de 30 ans est passé de 18.5% en 1996 à 25.5% en 2012.

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