Et donc, le Peak Oil...

Souvenez-vous, c’était il y quelques années, lorsque le prix du baril de brut flirtait avec les cents dollars : on ne comptait plus les gros titres des journaux qui nous annonçaient le fameux peak oil, le pic de production de pétrole ; évènement apocalyptique qui devait marquer la fin d’une époque — que dis-je, d’une époque : d’un monde ! — et qui justifiait, sous la plume des nombreux auteurs de rapport officiels et des journalistes, une intervention urgente de nos gouvernements.

Souvenez-vous, ce n’est pas si vieux : des mathématiciens aux barbes fleuries et aux visages débonnaires se relayaient à l’antenne pour nous expliquer ce qu’est une croissance exponentielle (Oh ! Merci Professeur !) tandis qu’une armada d’experts aux costumes impeccables prédisaient que le pic de production serait atteint quelque part entre 2010 et 2013 ou, pour les plus optimistes, en 2015 au plus tard.

Il se trouve, justement, que l’année 2015 prendra fin dans quelques jours et qu’où que je porte mon regard, je ne peux que constater que toutes ces prédictions, une fois de plus, se sont avérées fausses.

Non seulement la production mondiale de pétrole n’a pas reculé mais elle ne montre pas non plus le moindre signe de fléchissement. Mieux encore, en cette période de marasme économique elle progresse plus vite que la demande ; ce qui se traduit assez logiquement par un gonflement des inventaires et une chute des cours — au moment où j’écris ces lignes, le baril de West Texas Intermediate (WTI) se négocie à moins de $36 ; ajusté de l’inflation, c’est un prix similaire à celui de la fin des années 1980.

N’en doutons pas un instant : le prix de l’or noir finira bien par remonter un jour et ce sera à nouveau l’occasion, pour nos suspects habituels, d’envahir les colonnes de nos journaux et les plateaux de télévision pour y exposer les mêmes arguments et prédictions apocalyptiques qu’à la fin des années 2000. Et une fois de plus, ils se tromperont. Parier sur une hausse continue du prix des matières premières c’est parier contre l’intelligence humaine. Si nous devions retenir une leçon de notre histoire en tant qu’espèce, c’est que c’est un pari très risqué.

Combattre l’ennemi dans ses plans

« Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. »
— Sun Tzu, l’Art de la Guerre (chap. 3)

Dans la terminologie de Daesh, la « zone grise » désigne l’ensemble des musulmans qui n’ont pas pris fait et cause pour leur califat sans pour autant prendre parti contre lui. Ce terme désigne donc les indécis ou celles et ceux qui n’osent pas se positionner dans le monde binaire que Daesh appelle de ses vœux : le califat contre les croisés.

Vous trouverez ci-dessous trois extraits d’un article titré « l’extinction de la zone grise » [1] publié dans la septième édition de Dabiq, le magazine de propagande anglophone de Daesh, en janvier 2015, juste après les attentats de Charlie Hebdo. L’article dans son ensemble explique un des points essentiels de la stratégie de l’organisation, un aspect sans doute aussi important à leurs yeux que leurs opérations purement militaires en cours : faire disparaitre la zone grise et, espèrent-ils, gonfler ainsi les effectifs de leur califat.

Les trois passages sélectionnés abordent plus précisément les actions terroristes menées en occident contre les « croisés » ; c’est-à-dire nous. Traduction presque mot-à-mot de votre serviteur :

« La présence du Califat magnifie également l’impact politique, social, économique et émotionnel de toute opération effectuée par les moudjahidin contre les croisés enragés. Cet impact magnifié oblige les croisés à détruire activement la zone grise eux-mêmes, la zone dans laquelle la plupart des hypocrites et des innovateurs [2] déviants vivant en Occident se cachent. […]
« Les musulmans en Occident se retrouveront rapidement face à deux choix, soit ils apostasient et adoptent la religion kuffar [3] propagée par Bush, Obama, Blair, Cameron, Sarkozy et Hollande au nom de l’Islam afin de vivre parmi les kuffar sans difficultés, soit ils effectuent la Hijrah [4] vers l’État Islamique et échappent à la persécution des gouvernements et citoyens croisés. […]
« Les musulmans dans les pays croisés se trouveront entraînés à abandonner leurs maisons pour un endroit où vivre dans le Califat, alors que les croisés augmentent les persécutions contre les musulmans vivant dans les pays occidentaux […]. »

Voilà le topo. C’est clair, net et précis : l’objectif opérationnel que poursuivent les dirigeants de Daesh quand ils commanditent des attentats en occident, c’est de nous diviser, de scinder nos sociétés en deux blocs irrémédiablement antagonistes : les musulmans et ceux qui ne rêvent que de s’en débarrasser. C’est une évidence et c’est aussi l’analyse qu’en font des auteurs aussi insignifiants que, par exemple, Scott Atran [5], Nafeez Mosaddeq Ahmed [6] ou Myriam Francois-Cerrah [7].

Devons-nous craindre la renaissance du grand califat et une guerre totale contre une armée de jihadistes fanatisés ? Sans doute pas ; ça n’arrivera probablement jamais. En revanche, pour ce qui nous concerne ici et maintenant, ce que nous sommes en droit de craindre c’est qu’ils poursuivent dans cette voie, qu’ils continuent à commettre des attentats en occident. Pourquoi ? Parce qu’au-delà de leur objectif final, qui relève essentiellement du délire prophétique, l’objectif intermédiaire est atteint : pour reprendre les termes de Scott Atran, « ils exploitent consciencieusement la dynamique décourageante entre la montée de l’islamisme radical et la renaissance des mouvements ethno-nationalistes xénophobes » et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça marche.

Je vais conclure cette petite intervention par la seule conclusion opérationnelle qui s’impose à toutes celles et ceux d’entre nous qui désirent sincèrement casser cette dynamique et, comme l’écrirait naguère Sun Tzu, « combattre l’ennemi dans ses plans ». Nous devons refuser de les laisser nous entraîner sur ce terrain ; l’art de la guerre c’est aussi ça : ne jamais laisser l’ennemi nous imposer une bataille, garder l’initiative en tout lieu et à tout instant. Nous devons tous, autant que nous sommes, non pas sauver la zone grise comme certains le disent, à mon humble avis, un peu vite mais, au contraire, la faire basculer de notre côté. Quoi que vous puissiez penser de l’Islam ou des musulmans, c’est un impératif stratégique : chaque acte ou discours islamophobe encourage Daesh à poursuivre et sème les germes de futurs attentats. Que ça vous plaise ou non, c’est un fait.

Cette guerre n’oppose pas et ne doit surtout pas opposer les musulmans aux non-musulmans. Cette guerre oppose celles et ceux d’entre nous qui souhaitent défendre la liberté et la paix contre des barbares qui ne rêvent que sociétés concentrationnaires et de conflit civilisationnel.

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[1] En version originale : « The extinction of the grayzone », page 54 et suivantes.
[2] Daesh se présente explicitement comme le courant légitime du salafisme et pratique à ce titre le takfir, c’est-à-dire l’excommunication de quiconque ne pense pas comme eux.
[3] Kafir, au pluriel kuffar, est un terme arabe qui désigne les mécréants, les infidèles.
[4] L’hégire, l’émigration des musulmans de Dar-al-Kufr (les terres de mécréance) vers Dar-al-Islam (là où règne la Sharia, c’est-à-dire essentiellement le califat de Daesh) ; émigration présentée comme une obligation qui s’impose à tous les musulmans.
[5] Atran, Scott, « Mindless terrorists? The truth about Isis is much worse », publié dans The Guardian (15 novembre 2015).
[6] Nafeez Mosaddeq, Ahmed, « ISIS wants to destroy the ‘grey zone’. Here’s how we defend it », publié dans OpenDemocracy (16 novembre 2015).
[7] Francois-Cerrah, Myriam, « Islamic State wants to divide the world into jihadists and crusaders », publié dans The Telegraph (18 novembre 2015).

On ne combat pas une idée avec un fusil

(NB : je suis loin d’être un spécialiste du monde musulman ou du terrorisme ; je me contente ici de résumer ce qu’en disent quelques fins connaisseurs — un en particulier. Il va de soi que tout ceci est passé par le filtre de ma compréhension du sujet et, forcément, de mes propres convictions.)

Le 29 juin 2014, l’organisation connue sous le nom d’État Islamique a proclamé le Califat. En terre d’Islam, la proclamation d’un Califat est un acte hautement symbolique qui va bien au-delà de la simple constitution d’un royaume ou d’une quelconque république islamique. Le Calife, par définition, est le successeur du Prophète, le leader religieux, politique et militaire de l’ensemble des musulmans, où qu’ils se trouvent. Même si l’analogie est hasardeuse à bien des égards, on peut considérer que le Calife de l’Islam assume le rôle spirituel d’un Pape et la fonction exécutive d’un Empereur chrétien.

En proclamant Abou Bakr Al-Baghdadi calife de tous les musulmans, les leaders de l’État Islamique cherchent à faire revivre l’organisation religieuse et politique de l’Islam des premiers jours — même si, comme de nombreux historiens l’ont noté, cette vision de la réalité historique est essentiellement fantasmée. Abou Bakr est une référence directe à Abdullah ibn Abi Quhaafah, beau-père et compagnon du Prophète qui fût justement le premier Calife à succéder à Mahomet en 632.

Ces considérations théologiques et historiques sont capitales pour qui veut comprendre ce que les dirigeants de ce Califat veulent et, partant, le sens de leurs actions — notamment terroristes. Ce n’est jamais sans péril qu’on sous-estime un adversaire en partant du principe qu’il est irrationnel, que c’est un fou ou un illuminé. Les dirigeants de l’État Islamique ont un objectif stratégique très précis et leurs actions s’inscrivent dans une démarche parfaitement rationnelle qui vise à réaliser cet objectif.

Ce qu’ils veulent, prioritairement, c’est légitimer ce Califat. Il faut bien comprendre que nous avons affaire à un groupe d’aventuriers sans aucune légitimité qui, un beau jour, se sont autoproclamés chefs de l’Oumma. Encore faut-il, naturellement, que leur autorité soit reconnue par cette même Oumma.

Toute leur stratégie tend vers cet objectif. De leurs intenses efforts de communication aux actes terroristes en passant par les mises en scène moyenâgeuses dont ils inondent internet : l’État Islamique communique massivement pour légitimer son leadership auprès des musulmans. Ce point mérite qu’on s’y attarde. Le public que le Califat cherche à toucher ce n’est pas le public des kouffar (les infidèles) mais celui des musulmans qui ne reconnaissent pas encore sa légitimité. Ce qu’ils veulent, c’est obtenir la bay’ah, le serment d’allégeance du plus grand nombre de musulmans possible à commencer, bien sûr, par les autres factions djihadistes.

C’est un putsch, une OPA sur l’Islam qu’ils cherchent à faire. Ni plus ni moins.

Pour ce faire et reprenant explicitement les mots de Georges W Bush au lendemain des attentats de 2001, le message qu’ils font passer à l’Oumma est limpide : vous êtes avec nous ou contre nous. Comme le soulignait encore Iyad El-Baghdadi (@iyad_elbaghdadi) il y a quelques jours, ils veulent faire disparaître la zone grise ; laquelle n’est pas une délimitation dans l’espace mais une partition de l’Oumma. Ils veulent forcer ceux qu’ils appellent les musulmans « coconut » [1] à se positionner dans un monde binaire : soit ils reconnaissent la légitimité du Califat, soit ils prennent fait et cause pour les « croisés ».

Dans ce contexte, les attentats commis dans le monde occidental peuvent se comprendre de deux façons. On peut bien sûr prendre leurs revendications au pied de la lettre et croire qu’ils cherchent vraiment à mettre fin aux interventions militaires occidentales en Syrie. C’est à mon sens une erreur : ils veulent cet affrontement ; ils en ont besoin pour affirmer le leadership militaire du Califat face aux « croisés » jusqu’à la mythique apocalypse de Dabiq [2]. Encore une fois, ces pseudo-revendications n’ont de sens que comprises comme autant de messages à destination des musulmans qui vivent en occident : « voyez, disent-ils en substance, les croisés nous attaquent et c’est le Califat qui défend l’Islam. »

Le véritable sens de ces attentats c’est encore une fois l’éradication de la zone grise et le regroupement du « véritable » Islam sous la bannière du Califat. Supposez, ne serait-ce qu’un instant, que les leaders de l’États Islamique soient doués de raison et qu’ils connaissent au moins un peu notre monde occidental : quel genre d’effets sont-ils en droit d’attendre de telles opérations ? Eh bien précisément les effets qu’ils obtiennent effectivement : crispation sécuritaire et montée de l’islamophobie.

Il n’y pas de méthode plus sure pour pousser la jeunesse musulmane occidentale à rejoindre le Califat que d’inciter les non-musulmans à les rejeter. Les réactions d’une certaines droite islamophobe [3] au lendemain des attentats étaient non seulement prévisibles et prévues mais elles étaient surtout voulues par l’État Islamique ; elles participent pleinement de ce monde binaire — Islam contre croisés — qu’ils appellent de leurs vœux ; monde dans lequel le Califat prend tout son sens et trouve sa légitimité.

Partant, notre impératif stratégique consiste à convaincre le Califat que sa méthode ne fonctionne pas ou, mieux encore, qu’elle produit les effets inverses de ceux qui étaient escomptés. Poster des militaires en armes à chaque coin de rue n’aura jamais d’autre effet que de nous donner une fragile illusion de sécurité. C’est à la source même de leur motivation qu’il faut s’en prendre. Le Califat est une idée et on ne combat pas les idées avec des fusils.

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[1] Pour noix de coco : marron à l’extérieur, blanc à l’intérieur — c’est, il me semble, suffisamment explicite.
[2] Ce n’est, là encore, pas un hasard si la principale publication de l’EI en français est titrée Dabiq.
[3] Notez qu’il n’y a que cette droite islamophobe et le Califat lui-même pour défendre l’idée d’un Islam monolithique et guerrier par essence.

Compétences et opinions

Je vous propose une petite analyse rapide des résultats de ma petite expérience, cette fois-ci en français. Les données qui suivent sont établies sur la base de 213 réponses collectées du 27 août à 10h37 UTC au 29 août à 8h03 UTC. Sans grande surprise, le panel est massivement masculin (182, 85.4%) ; les 25-55 ans dominent très nettement (173, 81.2%), sont suivis des moins de 25 ans (31, 14.6%) tandis que les plus de 55 ans ne pèsent que 4.2% de l’échantillon (9 personnes).

En moyenne, vous évaluez vos connaissances en mathématiques à 6.3 sur 10 avec une écart-type de 1.9 et une asymétrie à gauche assez prononcée (-0.47) — La note la plus fréquente est 7 sur 10. C’est en anglais que la note moyenne est la plus élevée (7) ce qui, bien sûr, traduit un biais de sélection puisque le test était en anglais. Vos notes en matière de compétences économiques et financières, enfin, se distribuent de manière très uniforme : la moyenne se situe à 5.4 avec un écart-type très élevé de 2.4 et une asymétrie quasi-nulle.

Le biais de sélection est également évident lorsqu’on considère le jugement que vous portez sur les marchés financiers : vous êtes 107 (soit moitié de l’échantillon) à avoir répondu qu’ils étaient essentiels au bon fonctionnement de l’économie, 49 à les juger plus ou moins utiles, 32 à penser qu’ils sont déconnectés de l’économie réelle et 14 seulement à y voir un grand casino inutile qui ne sert qu’à engraisser les riches.

Ceci étant dit, revenons-en aux résultats des enchères. Le moins que l’on puisse dire c’est que ces derniers sont hétéroclites : ils couvrent à peu près l’intégralité du spectre des possibles (et même au-delà) ; de l’hyper-rationalité de celui qui propose 99.66115 et 83.051 dollars respectivement [1] jusqu’aux propositions les plus délirantes (sur la première enchère, j’ai une offre à 2,000 dollars, une autre à 1 dollar et j’en ai 4 qui estiment que ça ne vaut rien du tout !), la dispersion des résultats est telle qu’il est quasiment impossible de vous proposer des moyennes un tant soit peu significatives.

Une chose qu’on peut faire, en revanche, c’est analyser le profil de ceux qui ont proposé les meilleures réponses par rapport à l’ensemble de l’échantillon. En procédant de cette manière, on retient — à priori — un groupe d’individus qui, peu importe leur degré de connaissance technique, ont essayé de répondre sérieusement à la question à la manière de philosophes (décrire ce qui est) tout en éliminant les réponses fantaisistes (et notamment les jugements de nature morale ou religieuse).

Encore faut-il, bien sûr, définir des critères objectifs qui permettent de classer les réponses entres-elles. Évidemment, ces critères sont forcément un peu partiaux. Pour rentrer dans le groupe des « meilleures réponses », la vôtre devait satisfaire aux deux critères suivants :

Primo, le prix proposé lors de la première enchère soit être supérieur ou égal à 95 dollars et inférieur 99.7 dollars. La borne basse correspond à un taux sans risque de 5.26% ce qui, au regard des conditions de marché de ces dernières années, est déjà très élevé tandis que la borne haute (99.7 dollars [2]) correspond à un taux de 0.3% — c’est-à-dire un peu moins que le taux des T-Bill à un an au moment de l’expérience. Ces chiffres sont arrondis pour tenir compte du fait que la plupart des réponses le sont aussi.

Deuxio : le prix proposé lors de la seconde enchère reflète une prime de risque nulle ou positive et inférieure à 15%. Pourquoi nulle ? Parce qu’exclure les réponses risques neutres reviendrait à sanctionner ceux d’entre vous qui sont manifestement les plus techniquement compétents. Je place une limite maximale à 15% de prime de risque pour ne pas éliminer celles et ceux qui ont répondu « au doigt mouillé ». Enfin, j’élimine les primes de risque négatives parce que, dans le cadre que je vous proposais, c’est une réponse parfaitement irrationnelle (et c’était fait exprès [3]). Là encore, j’utilise des règles d’arrondi qui permettent de ne pas éliminer les réponses approximatives.

Au total, vous êtes 56 (un gros quart de l’échantillon) à avoir passé ces deux filtres. Le tableau suivant donne les notes moyennes que vous vous êtes attribués et les compare à l’ensemble des participants.

— Table 1 —
Meilleures réponses
Notes moyennes (sur 10)

Domaine Sélection Ensemble
Mathématiques 6.7 6.3
Anglais 7.2 7
Économie & Finance 6.4 5.4

Vous noterez que c’est en matière de connaissances économiques et financières que l’écart est le plus sensible — presqu’un demi écart-type. Sur ce critère, ils ne sont que 8 à évaluer leurs connaissance en-deçà de 5 contre 32 à s’attribuer 6 ou plus.

Plus intéressant, la distribution de ce groupe en fonction de leur opinion sur les marchés financiers (la question était : « What is your opinion on financial markets? ») :

— Table 2 —
Meilleures réponses
Opinion sur les marchés financiers (%)

Réponse Sélection Ensemble
Essential to the economy 64.3% 50.2%
Somehow useful 23.2% 23.0%
Disconnected from the real economy 5.4% 15.0%
Useless casino for the wealthy 5.4% 6.6%
No opinion 1.8% 5.2%

C’est-à-dire que dans le groupe des meilleurs réponses, ceux qui ont une opinion positive du rôle des marchés financiers sont largement surreprésentés tandis que ceux qui se montrent les plus critiques (déconnexion de l’économie réelle et casino) sont nettement sous-représentés.

De la même manière, on peut former le groupe composé des plus mauvaises réponses : prix inférieurs à 50 dollars (soit un taux sans risque supérieur à 100% !), supérieurs à 100 (je ne compte pas les prix strictement égaux à 100 pour ne pas pénaliser d’éventuelles réponses purement idéologiques [4]) et prix de la deuxième enchère supérieurs ou égaux à ceux de la première. On obtient un groupe de 36 personnes qui se notent elles-mêmes comme suit :

— Table 3 —
Moins bonnes réponses
Notes moyennes (sur 10)

Domaine Sélection Ensemble
Mathématiques 5.5 6.3
Anglais 6.2 7
Économie & Finance 4.3 5.4

Quant au jugement que porte ce groupe sur les marchés financiers :

— Table 4 —
Moins bonnes réponses
Opinion sur les marchés financiers (%)

Réponse Sélection Ensemble
Essential to the economy 33.3% 50.2%
Somehow useful 25.0% 23.0%
Disconnected from the real economy 13.9% 15.0%
Useless casino for the wealthy 11.1% 6.6%
No opinion 16.7% 5.2%

Évidemment et comme je l’ai déjà souligné, le panel est biaisé, les contions expérimentales sont loin d’être parfaites, de nombreuses réponses ne sont sans doutes pas vraiment sincères ou sérieuses… bref, cette petite expérience n’a pas vraiment de valeur scientifique (par exemple, les 11.1% qui voient les marchés financiers comme un grand casino dans la table 4 ne sont que quatre). Cela dit et sans revenir sur ce que je viens d’écrire, si ces résultats pouvaient convaincre qui de droit de creuser un peu le sujet, ça serait peut être pas inutile.

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[1] Ce monsieur à actualisé mes 100 dollars au taux des T-Bill à 1 an (0.34%) puis actualisé l’espérance de remboursement de la deuxième enchère (83⅓) au même taux pour tomber sur le prix risque-neutre à 3 décimales près. (Message à l’intéressé : pour la deuxième enchère, vous avez proposé 0.83051 dollars. Un peu surpris au début, j’ai fini par comprendre que, suite à une bête erreur de calcul, c’était bel et bien 83.051 dollars que vous vouliez écrire.)
[2] Toutes les offres supérieures à 99.66115 dollars (voir note précédente) sont supérieures ou égales à 100 dollars.
[3] Une manière classique d’illustrer l’aversion au risque consiste à proposer deux options : (i) prenez 100 dollars ou (ii) jouons à pile ou face, pile vous gagnez 300, face vous perdez 100. Dans cette configuration, un certain nombre d’individus (risk-seekers) peuvent tout à fait choisir de tenter leur chance et choisir le lancer de pièce.
[4] Près de la moitié des partisans du « casino de riches » ont répondu ça.

My Little Experiment

First of all, I’d like to thank all the participants to my little experiment with a special mention for those who helped me to get answers beyond the narrow circle of my followers. As I am writing this, the number of answers has just crossed the 201 mark — which is, to be honest, much more than what I expected.

That was a test. I’m not working on an academic research paper (as some of you rightly noted, the panel of respondents would have been highly biased toward economists and financial markets professionals) but on pedagogical tool I intend to use with my students. I was just trying to come up with something workable and needed a little bit of user testing: I had much more than this since some of you (I don’t know who, by the way) provided me with a number of very useful suggestions. So, again, thank you everybody!

Spoiler alert: if you want to do the test, do it before reading what follows.

The raw data is there. I have just removed the answers to the last question (“According to you, what was that all about?”) to protect everyone privacy (there was a number of personal messages in there) as well as three answers (a troll and two obvious jokes). You may play with if you want but keep in mind that the panel is biased.

So, what was that all about?

The first question was, of course, about time preference or, to be more specific, about time-value of money. To put it simply it means that, for “normal” homo sapiens, a dollar today is worth more than a dollar at any distant date in the future. Since I was assumed to be a borrower of an unquestionable creditworthiness (a Lannister) offering to pay back 100 dollars, any strictly positive amount below 100 dollars was therefore a consistent answer. For instance, if you have offered 80 dollars, it basically means that, in one year from now, you’ll get your 80 dollars back plus 20 dollars of interest — that’s a 25% interest rate (100/80-1=0.25). If your answer fits in that range, I considered it as a “valid” answer.

Of course, since you had no reason to question my ability to pay my debt, a 25% interest rate was completely off current market conditions. For instance, as the questionnaire was circulating, the 12-months USD LIBOR rate was around 0.83% and the 1-year T-Bill rate was 0.34% — therefore, a realistic price would have been somewhere between 99.18 and 99.66 dollars (one respondent bided 99.66115 dollars exactly — unsurprisingly, he rated himself 9 in finance and economics).

If you’ve answered zero, it means that you are discounting future amounts with an infinite interest rate. In other words, you think that any future payment is worthless which means, for instance, that you would refuse any wage-paying job unless your boss agrees to pay you on a continuous basis — e.g. you want a cash transfer for every second of work. If you have bided 100 dollars or more, it means that your discount rate is equal to zero or negative. The latter doesn’t make sense (most people answering this ranked themselves poorly in finance/economics and even sometimes in English) while the former is probably a moral condemnation of interest (typically people who see financial markets as a “useless casino for the wealthy”). These answers fall in the “out of range” category.

Table 1
Bids in auction #1

Range ($) Number
[99:100[ 12
[90:99[ 124
[75:90[ 22
]0:75[ 21
Out of range 22

The second question was, as many of you guessed, about risk aversion and the risk premium. Results are a bit trickier to interpret since they must be analyzed with respect to your first answer. For instance, if you have bided 80 on the first auction (meaning that your one-year risk-free rate is 25%), you are expected to bid a lower amount (a higher yield) on the second option because it’s riskier. Out of the 179 valid answers to the first question, an overwhelming majority of respondents got it right (171 or 95.5%).

In real life, the situation where a borrower is not able (or not willing) to meet its obligations is called a default. As it is, of course, extremely difficult to assess someone’s creditworthiness [1], I’ve created a similar risk (you don’t get your money back) that is easy to measure, known in advance and does not depend on interpretations. With the “roll-a-dice” thing, we know exactly all possible outcomes (1, 2, 3, 4, 5 or 6) and their associated probabilities (1/6th each). From this, it is fairly easy to compute the expected reimbursement amount: 83⅓ (100*5/6).

This is where it starts to be interesting. Assuming you have bided 80 dollars on the first auction (e.g. your one-year, risk-free interest rate is 25%), the mathematically perfect bid for the second option is 66⅔. Why is that? Because by lending 66⅔ dollars at 25% you would get exactly 83⅓ dollars after on year — which is the expected reimbursement amount. In other words, your bid hedges your risk to the penny: you’re risk neutral [2]. You may easily compute the risk-neutral bid given your first bid ($x$) with the following formula: $(83+\frac{1}{3}) \times \frac{x}{100}$.

Now, using the same example, if you paid more than 66⅔ dollars, you’re basically requiring a lower interest rate to participate in a risky project than what you asked to lend me money without any risk. For instance, if your second bid is 70 dollars, your risk-adjusted rate of interest is 19.05% (83⅓/70-1) to be compared with the 25% you required in the risk-free auction. You’re a risk lover (or risk seeker) meaning that you have a preference for risk; you’re willing to make less money in percentage terms to play the risky game.

Lastly, you may also have bided a lower amount in which case you’re said to be risk-adverse. For instance, if you only paid 60 dollars, you’ll get a 38.89% interest rate which is much higher than the risk-free 25%. It basically means that, explicitly or intuitively, you required an extra discount, an incentive, to participate to the risky auction. In finance and economics, the difference between the risk-adjusted interest rate you require to participate in a risky project and the risk-free rate (38.89%-25%=13.89%) is known as a risk premium.

If you’re risk neutral your risk premium is equal (or very close) to zero, risk lovers have negative risk premiums and risk-adverse people have a positive risk premium. The next table summarizes the implicit risk premiums extracted from the bids of the 171 respondents who made it through the first two filters.

Table 1
Risk premiums in auction #2

Range (%) Number
Risk-lovers (below -1%) 24
Risk-neutral (-1% to 1%) 28
- of which [-0.01%:0.01%] 13
Risk-adverse (above 1%) 119
- of which > 10% 85

Well, that’s typically what was expected: most people are risk-adverse. I’m afraid it’s nothing new: remember I’m just trying to explain the concept to my students.

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[1] That’s the business credit rating agencies such as Moody’s or Standard & Poor’s are in, by the way.
[2] Alternatively, you’re good at maths and you wanted to prove it.

Now, if you’re a teacher and if you want to use something like this for your students, maybe we can join forces and build something more robust. Just tell me.

The minimum wage consensus

If a minimum wage of 15 dollars per hour won’t kill jobs then why not increase it to 100 dollars?

Yeah, I know, it’s a strawman argument. Everybody agrees that a 100 dollars minimum wage would massively destroy jobs (anywhere on earth) just like everybody agrees that a one dollar minimum wage wouldn’t have any effect whatsoever on employment (at least in the United States). As far as reasonable and economically literate people are concerned, the debate is about the 15 bucks threshold. Call me Dr Obvious if you want but I think there is a very important point here: both side of the argument agree that, above a given threshold, a mandatory minimum wage would destroy jobs.

Let me summarize. On one side, Team Free Market (and, to be clear, I’m part of that team) argues that by raising the minimum wage to 15 dollars the US government will outlaw the employment of people whose skill-sets is worth less than 15 dollars an hour — that is unexperienced and/or underqualified workers. On the other side, the advocates of the raise argue that this “cost of labor” effect will be negligible and that it will be offset by an increase in aggregate demand (because low-income households have a higher marginal propensity to consume).

But both sides agree that, somewhere between 1 and 100 dollars, there is a threshold beyond which the minimum wage will start destroying jobs — that is, above that point the “cost of labor” effect will outweigh the “aggregate demand” effect. I guess it’s fair to assume that most of the supporters of the raise think 15 dollars is a reasonable threshold given current US market conditions (I guess further that they would not support that proposal for lower productivity countries such as India). To me and to most of Team Free Market, it looks way too high. But at least, we all agree that there is a threshold. That’s a consensus. Let’s celebrate!

De la livre au franc

Sous l’ancien régime, le système monétaire français est organisé autour de la livre tournois (lt), une unité de compte divisée en 20 sous (ou sols) de 12 deniers. Depuis la réforme de mai 1726, les pièces de référence sont le louis d’or qui a un cours légal de 24 lt et l’écu d’argent pour 6 lt.

À compter de la réforme de Calonne, le 30 octobre 1785, on taillera 32 louis d’or au marc avec un titre de 917 millièmes ce qui nous donne un louis de 7.649 g dont 7.014 g d’or fin et ramène la livre à 0.292 g d’or fin [1]. Par ailleurs, on taillera 8.3 écus d’argent au marc avec un titre de 917 millièmes ce qui fait un écu de 29.488 g dont 27.041 g d’argent pur, établit la valeur de la livre à 4.507 g d’argent fin et le rapport légal entre l’or et l’argent à 1 pour 15.42.

La réapparition du franc [2] date du 7 avril 1795, lorsque la loi du 18 germinal de l’an III débaptise la livre tournois pour la renommer « franc ». C’est une loi purement cosmétique qui vise à faire disparaître le nom de l’unité de compte royale et à officialiser le système décimal mais qui, concrètement, n’aura aucun effet. Les choses deviennent plus intéressantes le 15 août 1795, avec la loi du 28 thermidor de l’an III qui dispose que le franc vaut 5 g d’argent à 900 millièmes soit 4.5 g d’argent pur et frappe des pièces en conséquence. À ce stade, tout le monde comprend que le franc, mesuré à sa valeur en argent, vaut environ 0.15% de moins que la livre tournois.

Mais huit mois plus tard, le 14 avril 1796, la loi du 25 germinal de l’an IV fixe le cours de conversion légal à 5 fr pour 5 lt, 1 sou et 3 deniers soit, dans le système décimal, 1.0125 lt pour 1 fr. C’est-à-dire que le franc, au cours de conversion légal, vaut exactement 1.25% de plus que la livre tournois. En d’autres termes, en échangeant une livre 5 lt, 1 sou et 3 deniers contre 1 fr, vous échangiez 4.563 g d’argent fin contre 4.5 g — soit une perte de 63 milligrammes justifiée, entre autres choses, par l’érosion des vieilles pièces.

Enfin, la loi de germinal an XI (28 mars — 7 avril 1803) confirme la contrevaleur du franc en argent et instaure le bimétallisme : on taille 155 pièces de 20 fr-or au kilogramme — les fameux Napoléon — soit 322.5 mg par franc qui, avec un titre de 900 millièmes, fixe la valeur du franc désormais « germinal » à 290.25 mg de fin (et rétablit au passage la parité or/argent établie par Calonne en 1785).

Si le bimétallisme sera partiellement abandonné à partir de 1876, le franc germinal restera convertible contre 290.25 mg d’or fin jusqu’au 5 août 1914, date à laquelle la convertibilité est rompue — soit pendant plus de 111 ans. On croira, après-guerre, pouvoir rétablir le franc à son ancienne valeur mais cette illusion prendra définitivement fin avec la dévaluation de Poincaré ; le franc Poincaré ne vaut plus que 58.95 mg de fin ; moins d’un cinquième de la valeur du franc germinal.

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[1] Contre 8.271 g d’or fin à la fin du règne de Saint Louis — ça coûte cher les croisades.
[2] Le franc à cheval, première monnaie française à porter le nom fût créée le 5 décembre 1360 pour financer la rançon de Jean II dit le Bon alors prisonnier des anglais. La chose pesait 3.88 grammes d’or pur et sa valeur en unité de compte était fixée à une livre tournois.

Sa banque

Le 24 Pluviôse an VIII de la République française (13 février 1800), les actionnaires réunis en assemblée générale approuvent les statuts primitifs de la toute nouvelle Banque de France. C’est une banque tout ce qu’il y a de plus privée qui, comme ses concurrentes dans cette brève période de banque libre qu’a connu la France [1], a principalement vocation à émettre des billets de banque et escompter des effets de commerce. Pourtant, à la lecture de ses statuts, on comprend très rapidement que cette nouvelle venue a une dimension un peu particulière. Flour de Saint-Genis (1896), qui a eu les feuillets entre les mains, note :

« Au verso de la feuille où se termine le texte des Statuts du 24 pluviôse an VIII, s’ouvre la liste des souscripteurs qui remplit environ quatre pages. En tête, d’une écriture ferme, nette et extraordinairement régulière :
« Bonaparte, Premier Consul. Trente actions.
« Viennent ensuite et dans cet ordre, ses intimes, ses parents, les officiers de son état-major, ses conseillers financiers, puis les banquiers fondateurs : Bourienne, 5 actions ; Clarke, 1 action ; Lagarde, 5 actions ; Maret, 2 actions ; Joseph Bonaparte, 1 action ; Murât, 2 actions ; Hortense Beauharnais, en caractères élégants, redressés et fins, 10 actions ; Duroc, 5 actions ; Gaudin, 5 actions ; Sièyes, 5 actions ; Joseph de Lugo, agent du Portugal, 6 actions ; Lecouteulx, 1 action ; Mallet, 15 actions, etc., etc. »

Lorsque Napoléon Bonaparte, évoquant la Banque de France, la désignait sous le nom de « ma banque » [3], il faut bien comprendre qu’il n'entendait par seulement par là qu'il en était l’initiateur et qu'il comptait en faire un instrument de pouvoir : il en était aussi, avec ses proches, un des principaux actionnaires [2] et ce fût, autant qu'on puisse en juger, un investissement particulièrement fructueux.

En effet, si certains exégètes y voient une volonté de montrer l’exemple, il a tout lieu d’en douter : après cette première souscription, Bonaparte et ses proches ont considérablement augmenté leurs positions dans le capital de la banque et ce, sans publicité. La liste des actionnaires au 31 décembre 1808 est sans équivoque [4] : l’empereur est le troisième actionnaire de la banque avec 1 000 actions (soit 1.5% du capital) auxquelles on peut rajouter celles détenues par ses proches — Hortense de Beauharnais, Letizia Bonaparte, Jérôme Bonaparte, l’impératrice Joséphine mais surtout Nicolas Joseph Clary, son beau-frère [5], qui, avec 1 170 titre (1.7% du capital) est le deuxième actionnaire de la Banque de France. Juste pour fixer les idées, ça signifie que rien qu'avec les dividendes de sa banque, l’empereur touchait 60 000 francs [6] par an soit le salaire annuel de 150 ouvriers. On ne devient pas le souverain le plus riche du monde par hasard.

Opération « ma banque »

De toute évidence, le premier consul n’a pas créé une banque tout seul. Il a reçu l’appui d’un aréopage composé de la fine fleur de la finance parisienne ; des banquiers inspirés par les expériences de banque libre menées en Écosse et en Angleterre ; expériences qui financent déjà depuis des décennies ce que nous appelons aujourd’hui la révolution industrielles. Dès que le Directoire allège la chape de plomb règlementaire créée par la Terreur, banquiers, commerçants et industriels vont s’associer et ouvrir leurs propres banques d’émission.

Les quatre plus grosses, toutes parisiennes, sont la Caisse des Comptes Courants fondée le 29 juin 1796 par des anciens de la Caisse d’Escompte [7], la Caisse d’Escompte du Commerce qui ouvre le 24 novembre 1797, la Banque Territoriale qui est créée le 20 avril 1799 et le Comptoir Commercial qui est fondé le 21 décembre 1800. Dans le Paris de l’époque, il n’y a donc pas une banque centrale mais plusieurs instituts d’émission privés qui émettent leurs propres billets, escomptent des effets de commerce et parviennent, malgré l’instabilité politique et grâce à l’extrême prudence de leurs gestions, à se développer sans qu’aucune crise majeure ne soit à déplorer.

On ne saura sans doute jamais comment s’est nouée cette alliance entre Bonaparte et les banquiers parisiens mais deux noms reviennent avec insistance : ceux de Jean-Barthélemy Le Couteulx de Canteleu et de Jean-Frédéric Perregaux. L’un comme sont des banquiers de renom, tous deux actionnaires de la Caisse des Comptes Courants et habitués à travailler de concert. On sait par ailleurs que le premier, Couteulx, est un intime du général Bonaparte depuis au moins janvier 1796 quant au second, Perregaux, il travaille pour l’insubmersible Talleyrand depuis le coup 18 fructidor (4 septembre 1797).

Certaines sources [8] font des deux compères les financiers probables du coup du 18 brumaire (9 novembre 1799). Quoiqu’il en soit, dès le coup réalisé, ils font tous les deux parties des « vingt négociants réunis » invités par l’indéboulonnable Gaudin [9] au domicile du premier consul pour aider le nouveau régime à se financer. Mieux encore, parmi ces vingt-là, ils sont les deux seuls à se voir nommés par Bonaparte lui-même au tout nouveau Sénat Conservateur — Couteulx le 3 nivôse an VIII (24 décembre 1799) et Perregaux le lendemain. Bref, si le premier consul s'est fait aider pour créer sa banque, c’est sans doute par ces deux-là.

De fait, le 6 janvier 1800, alors que l’encre de la Constitution de l’an VIII n’est pas encore sèche, ce sont encore Couteulx et Perregaux qui adresse une lettre à Gaudin ; lettre dans laquelle ils lui demandent un peu d’aide pour un projet de banque dont le ministre, par ailleurs, est supposé avoir déjà entendu parler. Que demandent-ils. Oh, trois fois rien : il voudrait juste que la toute nouvelle Caisse d’amortissement [9] — c’est-à-dire un organisme public — souscrive au capital de leur banque et leur fournisse de quoi démarrer leurs activités. C’est le premier document écrit qui mentionne la Banque de France et c’est à peu près tout ce qu’elle est à ce stade : un nom écrit sur un bout de papier. Devinez quoi ? Dix jours plus tard, le 28 nivôse de l’an VIII de la République, un arrêté signé de la main de Bonaparte le leur accorde.

C’est ainsi que la première assemblée, celle du 13 février 1800, peut avoir lieu et que les deux premiers régents de la Banque de France désignés dans les statuts primitifs ne sont autres que messieurs Perregaux, « banquier à Paris, rue du Mont-Blanc » et Le Couteulx-Canteleu, « négociant, rue du Faubourg Saint-Honoré ». Très rapidement, alors que la banque n’a ni siège ni employés, les pouvoirs publics vont se substituer à la clientèle qui lui fait défaut — c’est-à-dire que la Banque de France encore au berceau commence à ressembler furieusement à la Banque d’Angleterre [10] ; à tel point d’ailleurs que les actionnaires potentiels ne se bousculent pas au portillon — la Banque générale de Law et l’expérience des assignats ont solidement vacciné les français contre la monnaie-papier qui porte le sceau de l’État — et que le premier consul lui-même devra faire des pieds et des mains pour convaincre tout le monde qu’il s’agit bien là d’une banque privée.

Parallèlement, Perregaux, encore lui, est missionné par les actionnaires de la Banque de France pour organiser l’absorption de la Caisse des Comptes Courants dont il est lui-même, je le rappelle, actionnaire. Les tractations durent une semaine : le 1er ventôse an VIII (20 février 1800), 37 actionnaires de la Caisse échangent leurs titres contre 665 actions de la Banque de France. Le jour même, cette dernière s’installe au siège de la Caisse — l’hôtel Massiac, rue des Victoires à Paris — et commence à travailler. L’opération, vous en conviendrez, est rondement menée : transformer un bout de papier en une banque opérationnelle en sept jours, ça n’est pas donné à tout le monde. « La Banque de France est encore un enfant au berceau, écrit Le Couteulx le 21 avril 1800, mais son enfance est celle d’Hercule. »

La marche de l'empereur

Reste ce désagréable problème de concurrence. Le cas de la Caisse des Comptes Courants, on l’a vu, est réglé par absorption ; restent les autres et notamment la Banque Territoriale, la Caisse d’Escompte du Commerce et le Comptoir Commercial. Dès avril 1802, alors que la Banque de France n’a pas encore placé ces 30 000 premières actions, les régents de la banque viennent se plaindre de l’existence de cette concurrence parisienne auprès de leur actionnaire. Bonaparte commande un rapport à Emmanuel Crétet, conseiller d’État qui, sans grande surprise, conclue qu’il faut mettre fin à la libre émission de billets de banque.

C’est ainsi, alors que le premier consul vide les caisses de sa banque de leurs espèces pour préparer la reprise des hostilités avec l’Angleterre [11], que la loi du 24 germinal an XI (14 avril 1803) va mettre fin à l’unique expérience de banque libre qu’ai connu la France. Dans la grande tradition des privilèges d’ancien régime, la Banque de France obtient le monopole exclusif d’émission de billets de banque à Paris pendant quinze ans ; privilège qui sera reconduit régulièrement et étendu progressivement sur tout le territoire jusqu’à devenir un monopole en bonne et due forme en 1848.

Le plus extraordinaire, à ce point, est sans doute l’exposé des motifs de la loi par Crétet [12] : « L’action divisée des banques sur la circulation et sur le crédit, écrit-il, s’oppose à toute combinaison centrale et aucune des banques ne pourrait jamais régler ses affaires sur les besoins de la place et sur la situation du numéraire en circulation. Cette rivalité fait contracter aux banques concurrentes une habitude inquiète qui les empêche d’user avec confiance de leurs moyens et qui les oblige à refuser au commerce des secours proportionnels à ses besoins. » C’est-à-dire que le reproche qui est fait aux banques, c’est d’être trop prudentes et de ne pas émettre suffisamment de billets — admettez que ça ne manque pas de sel.

Le reste est sans grande surprise : dès mai 1803, la Banque de France pousse la Banque Territoriale à la faillite en refusant de lui réescompter des traites — le rôle de prêteur en dernier ressort viendra bien plus tard ; en septembre de la même année, c’est au tour de la Caisse d’Escompte du Commerce d’être absorbée [13] ; le Comptoir Commercial, quant à lui, fera l’objet d’une longue et épuisante campagne de harcèlement qui le réduira à peau de chagrin : il disparait définitivement en 1813.

Il ne reste plus alors à Napoléon Bonaparte qu’à ajouter la touche finale de son œuvre en organisant la reprise en main politique de sa banque. Les associés du premier consul devront rapidement apprendre à composer avec un empereur jusqu’à ce que leurs lointains successeurs soient définitivement évincés du capital de sa banque en 1945.

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[1] Elle commence sous le directoire avec la loi du 30 Brumaire de l’an IV (21 novembre 1795) par laquelle « le Conseil des Cinq-Cents, considérant qu’il est urgent de donner au commerce toute l’activité et la liberté qui lui sont nécessaire pour accroître les ressources de la France », déclare que « la loi du 26 germinal de l’an II, concernant les compagnies et associations commerciales, (qui interdisait toute forme de société par actions) est abrogée. ». Elle prendra fin le 24 germinal an XI (14 avril 1803) pour les motifs et raisons que nous exposerons plus loin.
[2] Le 13 février 1800, il semble que Bonaparte ait bien été le plus important actionnaire de la banque mais, ne disposant pas de l’intégralité de la liste des actionnaires ni du nombre de titres effectivement souscrits à cette date, je ne puis pas l’affirmer. En effet, si la Banque de France prévoyait de lever 30 000 actions d’une valeur nominale de 1 000 francs chacune (soit 30 millions, somme considérable), elle mettra environ deux et demi à atteindre cet objectif.
[3] Largement attesté, notamment, par Nicolas François Mollien dans ses mémoires (Mémoires d'un ministre du Trésor public, 1780-1815).
[4] D'après le registre d’émargements pour le dividende du deuxième semestre de 1808 (Bergeron, chap. V : « La Banque de France ».). Le premier actionnaire de la Banque de France à cette date est Buys, Blancke, Kerkhoven et Tideman, un fonds d’investissement hollandais basé à Amsterdam qui détient 1 260 actions soit 1.8% du capital (Cahiers anecdotiques de la Banque de France #26, p. 10).
[5] L’une de ses sœurs, Julie, a épousé Joseph Bonaparte en 1794 et une autre, Désirée, fût le premier grand amour et la fiancée officielle du futur empereur avant qu’il ne rencontre Joséphine de Beauharnais (elle épousera finalement le général Jean-Baptiste Bernadotte, futur roi de Suède et de Norvège).
[6] C'est, depuis la loi 17 Germinal an XI (7 avril 1803), le fameux « franc germinal » : 322.5 mg d’or au titre de 900 millièmes soit un peu moins de 10 euros au cours actuel.
[7] Il s’agit de la 2ème Caisse d’Escompte, créée en 1776 par Isaac Panchaud avec le soutien de Turgot et qui avait pour mission initiale de fluidifier les marchés financiers français avant de devenir, notamment sous Calonne, un instrument de financement de l’État et de faire faillite.
[8] Notamment Philippe Nataf dans Free Banking in France (1796-1803) qui cite Dauphin-Meunier (1936) La Banque de France, pp. 15–30 et (1937) La Banque à travers les âges, pp. 13–92. Je n’ai pas réussi à mettre la main sur ces ouvrages.
[9] Martin Michel Charles Gaudin, ministre des finances sous le Consulat puis sous l’Empire.
[10] Qui, précisons-le ici, n’a pas encore obtenu son monopole (elle l’obtiendra dans Londres et ses alentours en 1826 puis, dans l’ensemble du royaume en 1844) mais, par construction, joue le rôle de banque de la couronne depuis sa création en 1694.
[11] Bonaparte exigeant de sa banque qu’elle escompte prioritairement et en grandes quantité les effets des fournisseurs de l’armée.
[12] Qui deviendra, le 25 avril 1806, le premier gouverneur de la Banque de France.
[13] Fin 1802, la Banque de France avait déjà essayé de lui faire mettre la clé sous la porte mais les actionnaires avaient tenu bon. Mais avec la loi de 24 germinal, naturellement, toute résistance était désormais inutile.

Éléments de bibliographie (à compléter...) :
Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire (1999)..
Flour de Saint-Genis, Victor-Bénigne, La Banque de France à travers le siècle (1896).
Nataf, Philippe, « Le secret de la liberté des banques et de la monnaie », Aux sources du modèle libéral français (1997).
Vandal, Albert, « La Conquête de Paris par Bonaparte (1799-1800) », Revue des Deux Mondes T.2 (1901).

Si de Gaulle vous entendait...

Contrairement à ce que semblent penser ceux qui se réclament de lui, le président de Gaulle était tout sauf un partisan des dévaluations compétitives et des politiques inflationnistes. Il les avait même en horreur. Né en 1890, il faisait partie de cette génération qui avait vu la valeur du franc — le franc-or de la belle époque — dégringoler toute leur vie et ce n’est pas sans amertume qu’il évoquait ce « vieux franc » qui ne valait plus, quand il est revenu au pouvoir, que 18 milligrammes d’or. La réalité, c’est que de Gaulle ne jurait que par un « franc lourd », une monnaie forte, et c’est dans cet esprit qu’il a créé le nouveau franc.

Les partisans d’une vision alternative de l’histoire m’opposent trois dévaluations : les deux de 1958, alors que de Gaulle vient à peine de revenir au pouvoir et celle de 1969, alors qu’il vient de le quitter. Un point historique s’impose.

D’abord, il faut se souvenir qu’on est à l’époque en pleine ère de Bretton Woods. Depuis le 20 septembre 1949, le cours officiel du franc est fixé à 1 dollar pour 350 francs mais cette parité, à cause des politiques inflationnistes menées sous la IVè (7.8% en moyenne entre 1949 et 1958), ne correspond plus et depuis longtemps à la véritable valeur du franc ; elle ne tient que grâce au contrôle des changes et interdit d’assurer la convertibilité externe du franc. C’est dans ce contexte que Charles de Gaulle arrive au pouvoir.

La première dévaluation, celle du 23 juin 1958, n’est que la légalisation de « l’opération 20% » de Félix Gaillard. Ce dernier, alors ministre des finances, avait imaginé un système fiscal qui permettait de dévaluer le franc de fait sans le reconnaitre officiellement : l’idée, très simplement, consistait à taxer les achats de dollars destinés à payer des importations de 20% — le cours officiel de 350 frs pour un dollar plus 70 frs de taxe soit 420 frs (soit une dévaluation officieuse de 16.7%) — et, symétriquement, à subventionner les exportations de 20%. Ce système a été mis en place le 10 août 1957. Le 23 juin 1958, Antoine Pinay ne fait qu’officialiser l’existant.

La seconde, celle du 27 décembre 1958, est parfaitement concomitante avec la création du nouveau franc, ce « franc lourd » auquel de Gaulle tenait tant. Pour des raisons purement technique, il est décidé d’introduire le nouveau franc à raison d’un pour 100 anciens francs. Seulement voilà, à ce prix-là, il est impossible d’assurer la convertibilité externe du nouveau franc et donc, d’abandonner le contrôle des changes : l’ancien franc ne vaut pas 21 milligrammes d’or mais plutôt 18. Raison pour laquelle on devra procéder à une nouvelle dévaluation — 493.71 anciens francs pour un dollar (-14.9%) — qui n’est donc qu’un rattrapage de l’inflation générée au cours de la décennie précédente.

Puis, pendant toute la présidence de de Gaulle, pas la moindre dévaluation.

Ce n’est qu’après les évènements de mai 1968 et la hausse des salaires qui suit les accords de Grenelle, que les « milieux d’affaire » comme on disait à l’époque vont commencer à réclamer avec de plus en plus d’insistance une nouvelle dévaluation. Très clairement, de Gaulle va s’y opposer de toutes ses forces comme en témoigne, par exemple, son discours du 11 mars 1969 dans lequel il déclare qu’il entend défendre fermement « la monnaie, l’économie et la République ». Il faudra attendre le 8 août 1969, bien après la démission de de Gaulle pour que Chabran-Delmas — qui s’était pourtant prononcé contre en 1968 — procède à cette dévaluation ; la plus contestée qu’ai connu la Vè République.

Bref, les deux dévaluations de 1958 sont des héritages des errements de la IVè République et celle de 1969 s’est faite sans de Gaulle et contre son avis. Si le Grand Charles entendait les gaullistes modernes, je crois bien qu’il aurait une furieuse envie de leur botter le train.

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Addendum (2015-07-17 @ 8:30)

« La deuxième série de décisions prévue par le projet [1] se rapporte à la monnaie. Le but est que celle-ci, après les onze diminutions de parité qu’elle a subies depuis 1914 où elle était encore le ‘franc-or’ de Napoléon, soit, à la fin des fins, rétablie sur une base stable et fixée de manière à ce que les prix de nos produits deviennent compétitifs dans la concurrence mondiale où nous allons nous engager. Aussi, une dévaluation de 17,5% est-elle recommandée [2]. Mais il s’agit qu’à partir de là notre monnaie ait désormais une valeur immuable, non point seulement proclamée en France […] mais aussi reconnue par l’étranger. Le franc sera donc convertible, c’est-à-dire librement interchangeable avec les autres devises. En outre, pour rendre au vieux franc français, dont les pertes expriment nos épreuves, une substance respectable, le franc nouveau, valant cent anciens, apparaîtra dans les comptes ainsi que sur l’avers des pièces et le libellé des billets. »

— Charles de Gaulle, Mémoires d’Espoir.

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[1] Le plan Rueff (a.k.a. Pinay-Rueff) de 1958.
[2] Par le comité d’experts présidé par Jacques Rueff qui entendait rattraper l’inflation de la décennie passée avec une dévaluation de l’ordre de 15%. Selon Roger Goetze, c’est finalement Wilfrid Baumgartner, le gouverneur de la Banque de France, qui proposera 17.4% pour retrouver l’ancienne parité or-franc de 200 mg d’or à 900 millièmes — i.e. 4.93 nouveaux francs pour 1 dollar à 1/35ème d’once d’or, soit 180 mg d’or pur (200 mg * 900/1000) pour 1 nouveau franc.

Et pourquoi pas un défaut sans Grexit ?

« Ce n’est jamais sans créer pour l’avenir de grands dangers et de grandes difficultés qu’on soustrait l’individu aux conséquences de ses propres actes. »
— Frédéric Bastiat, Harmonies économiques.

Le problème, au fond, n’est pas vraiment économique. La Grèce pourrait, pour peu qu’elle remette de l’ordre dans ses finances publiques et réforme enfin son économie, se sortir de cette mauvaise passe sans souffrances excessives et ce, d’autant plus que les conditions auxquelles la Troïka lui fait crédit sont particulièrement avantageuses. En effet, et contrairement à ce qu’affirment les suspects habituels, on a déjà vu des pays se sortir d’une crise grave avec des politiques d’austérité — sans aller chercher bien loin, c’est précisément ce qu’a fait le président de Gaulle : excédents budgétaires, réduction de la dette publique, modernisation de l’économie et le tout, sans dévaluation ni subsides européens.

(La suite est en accès libre sur Causeur.fr.)

La prime de risque

Considérez l’alternative suivante : option A, nous jouons à pile ou face avec pile, vous gagnez 200 ducats et face, vous ne gagnez rien ; option B vous gagnez 100 ducats de manière certaine. Face à ce choix, la réaction immédiate consiste à évaluer l’espérance mathématique de l’option A ; une chance sur deux de gagner 200 ducats et autant de ne rien gagner du tout ce qui nous donne une espérance de gain de 100.

$$E(A) = \frac{1}{2}200 + \frac{1}{2}0 = 100$$

On en conclue que ces deux options sont strictement équivalentes et donc, qu’un individu parfaitement rationnel devrait être incapable de choisir l’une ou l’autre.

Sauf que, dans la pratique, la plupart des gens choisissent l’option B et partent avec les 100 ducats.

L’explication, le principe de l’utilité marginale décroissante, c’est sans doute Daniel Bernoulli qui, le premier, l’a formulée de manière claire et non-ambigüe [1]. Très simplement, c’est le principe qui veut qu’un gain de 200 ducats ait beaucoup plus de valeur quand on est très pauvre que quand on est très riche ou, comme le note Bernoulli, que « tout accroissement de richesse, aussi insignifiant soit-il, résultera toujours en un accroissement d’utilité [2] qui est inversement proportionnel à la quantité de biens déjà possédés. »

Incidemment, on déduit du même principe que la fonction d’utilité d’un même individu est concave ; c’est-à-dire que quel que soit son niveau initial de richesse ($W$) et pour tout montant $d$ (avec $d \leq W$), une perte de $d$ détruit plus d’utilité que n’en génère un gain du même montant. En notant $u$, la fonction d’utilité :

$$|u(W-d)| > u(W+d)$$

En reprenant notre exemple avec la fonction d’utilité proposée par Bernoulli — $u(W) = \ln(W)$ — et en supposant un niveau de richesse initial de 1 000 ducats, on vérifie facilement que :

$$\frac{1}{2}\ln(1200) + \frac{1}{2}\ln(1000) < \ln(1100)$$

C’est-à-dire que, mesurée en terme d’utilité, l’espérance de gain de l’option A (pile ou face) est inférieure à l’utilité générée par l’option B ($\ln(1100)$) ; raison pour laquelle c’est cette option qui est choisie dans les faits [3] — on appelle ça de l’aversion au risque.

Partant, on peut estimer la prime de risque, c’est-à-dire le montant minimum qu’il faudra rajouter dans le cas où la pièce tombe côté pile pour inciter le joueur à choisir l’option A. Dans notre exemple, c’est la valeur de $\pi$ pour laquelle :

$$\frac{1}{2}\ln(1200+\pi) + \frac{1}{2}\ln(1000) = \ln(1100)$$

Vous pouvez facilement vérifier qu’avec $\pi = 10$, on arrive à satisfaire cette égalité ; c’est-à-dire qu’un individu qui, par hypothèse, réagit selon la fonction d’utilité de Bernoulli et dispose d’une fortune initial de 1 000 ducats considèrera que les options A et B sont équivalentes. De là, on conclue qu’un individu rationnel ne choisira systématiquement l’option A que si et seulement si l’espérance de gain de cette dernière est supérieure de 5% à celle de l’option B.

Généralisons : si nos fonctions d’utilité sont bien concaves (i.e. nous sommes averses au risque) et en supposant que nous agissons de façon parfaitement rationnelle, l’espérance de rendement des actifs risqués devrait toujours être supérieure au taux sans risque.

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[1] Daniel Bernoulli, Specimen theoriae novae de mensura sortis (1738).
[2] Utilité au sens économique du terme c’est-à-dire, en gros, une « quantité de bien être ».
[3] Et ce, avec d’autant plus d’intensité qu’on est pauvre.

Mauvais signe

Comme vous le savez sans doute, à compter du 1er septembre 2015, le seuil au-delà duquel il est interdit de régler une transaction en liquide passera de 3 000 euros à 1 000 euros. L’objectif de cette mesure, assure-t-on au ministère, est de lutter contre les « actions de fraude, de blanchiment » et, forcément, « de financement du terrorisme ».

Évidemment, avec une bonne dose d’humour, le coup de la lutte contre le financement du terrorisme a de quoi faire sourire ; c’est la tarte à la crème du moment — ce gouvernement entend manifestement nous resservir cette excuse ridicule à toutes les sauces pour mieux faire passer la pilule des tombereaux de lois liberticides dont il se fait le champion.

Évidemment, tout le monde a immédiatement pensé à une mesure essentiellement fiscale ; notre bon gouvernement entend ainsi ramener dans le circuit officiel cette partie de l’activité économique qui tente désespérément de survivre en échappant, au moins partiellement, au matraquage de Bercy — il n’est bien sûr pas question des multinationales mais de votre coiffeur, votre plombier, l’épicerie du coin… bref toutes ces petites entreprises qui, nous le savons tous, mettraient la clef sous la porte du jour au lendemain si elles ne bénéficiaient pas de cette soupape.

Mais il existe une autre raison qui, dans le contexte actuel, pourrait expliquer qu’on cherche à nous obliger à utiliser de la monnaie scripturale plutôt que des billets de banque : il s’agirait d’aider nos banques à rester liquides si, d’aventure, l’état de nos finances publiques devait dégénérer en un scénario à la grecque. Du point de vue du timing, vous admettrez que ça tombe plutôt bien et en matière de communication, il va de soi que ces choses-là ne se disent pas ouvertement.

Échec et mat

Comme vous le savez sans doute, l’objectif initial de Syriza était double : ses dirigeants voulaient mettre fin aux politiques d’austérité exigées par leurs créanciers mais sans quitter la zone euro. C’est le programme sur lequel ils ont été élus et, reconnaissons-le, c’est effectivement ce qu’ils ont essayé de faire ces six derniers mois. Pour y parvenir, ils se sont lancés dans une grande partie de poker qui consistait, grosso modo, à faire planer la menace d’un Grexit (dont les Grecs ne veulent absolument pas) si leurs exigences n’étaient pas satisfaites — ce qui n’est rien de moins qu’un immense coup de bluff.

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L’insoutenable dette des Grecs

Il faut reconnaître une chose : en matière de communication sur le mode victimaire, les petits gars de Syriza sont quand même très forts. Voilà maintenant des mois que les Tsipras, les Varoufakis et leurs innombrables relais médiatiquement exposés relaient à l’envi l’idée selon laquelle les « criminels » de la Troïka cherchent à « humilier le peuple grec » en le noyant sous le poids d’une dette forcément illégitime, mais surtout inremboursable. L’histoire est belle et a ce petit je-ne-sais-quoi d’épique — le peuple qui se lève comme un seul homme pour abattre le tyran qui l’oppresse — qui fait rêver les jeunes aventuriers et pleurer les vieilles dames. L’ennui, c’est que c’est une vaste blague. Démonstration.

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Non, la Fed n'est pas une banque privée

De toutes les rumeurs infondées qui trainent sur Internet, il en est une qui a le don de m’exaspérer tant, conformément à la loi de Brandoloni, elle semble absolument impossible à réfuter : c’est l’idée selon laquelle la Federal Reserve américaine serait un cartel de banques privées qui n’agirait que dans le sens des intérêts de Wall Street — et donc, implicitement, au dépens de Main Street. On est là dans la pure légende urbaine pour ne pas dire la théorie du complot ; voici pourquoi.

Avant toute autre considération, il faut bien comprendre que « la Federal Reserve » est un abus de langage. Lorsque vous entendez parler de la Fed, c’est en réalité du Federal Reserve System qu’il est question ; un système composé de douze Federal Reserve Banks (ci-après les FRBs) réparties au travers des États-Unis [1] et placées sous la direction d’une agence fédérale : le Board of Governors of the Federal Reserve System (ci-après le BoG). Le fameux Eccles Building sur Constitution Avenue à Washington n’est pas, à proprement parler, le « siège de la Fed » mais celui du BoG — ce qui, concrètement, revient au même comme nous allons le voir.

Mais d’où diable vient cette légende ? Il n’y a pas, disent les philosophes de comptoir, de fumée sans feu. En l’espèce c’est vrai : la rumeur se fonde sur une interprétation un peu simpliste des statuts des FRBs [2] ; statuts qui, il faut le reconnaitre, sont d’une bizarrerie et d’une complexité qui peut prêter à confusion. Il se trouve, en effet, que le capital des FRBs est souscrit par des banques privées mais, comme nous allons le voir, lesdites banques ne sont réellement actionnaires ni de fait ni même en droit.

Primo, si c’est un option pour les banques régionales, la souscription au capital de la FRB dont elles dépendent est obligatoire pour les banques nationales [3]. La loi, en l’occurrence le Federal Reserve Act de 1913, leur impose le montant exact qu’elles doivent souscrire — 6% de leur capital — et leur interdit de revendre ces actions ou de les utiliser comme garanties. Concrètement, ça signifie que la loi américaine contraint les banques nationales à capitaliser la banque centrale.

Deuxio, cette souscription obligatoire donne droit à un « dividende » annuel statutaire de 6% du capital souscrit et ce, quel que soient les profits engrangés par la FRB considérée [4]. Le reste, après constitution de réserves, est intégralement versé au Department of the Treasury (voir tableau ci-dessous). C’est-à-dire que si vous considérez que le propriétaire d’une entreprise est celui qui touche les bénéfices, alors, le vrai propriétaire des FRBs, c’est le département du trésor des États-Unis. Économiquement, les « actions » que détiennent les banques privées sont en réalité des obligations juniors perpétuelles.

Profits de la Fed
(milliards de dollars US)

Année Profits Dividendes US Treasury
2010 81.7 1.6 79.3
2011 77.4 1.6 75.4
2012 90.5 1.6 88.4
2013 81.4 1.6 79.6
2014 99.7 1.7 96.9

Tercio, le seul pouvoir que ces actions confèrent aux banques commerciales se résume à l’élection de six des neufs membres du board de chaque FRB ; lesquels agirons de toute manière sous les ordres et la supervision du BoG. Plus précisément, le board of directors de chaque FRB est composée de trois directeurs de classe A, trois directeurs de classe B et trois directeurs de classe C. Les directeurs de classes A et B sont élus par les banques la différence étant que les directeurs de classe B ne peuvent être des banquiers. Pour chacune de ces classes, on forme trois collèges — les petites, moyennes et grandes banques — qui élisent donc chacune deux directeurs sachant qu’une banque, indépendamment du capital qu’elle a souscrit, compte pour une voix. Les directeurs de classe C, quant à eux, sont désignés par le BoG [5]. Les présidents des FRBs, enfin, sont désignés par les membres de leurs boards respectifs mais leur élection doit être validée par le BoG pour être effective.

Comme vous pouvez le constater, l’idée selon laquelle les grandes banques de Wall Street contrôle « la Fed » relève de la pure fiction : au mieux et à supposer qu’elles s’entendent entre elles, elles pourront désigner deux des neuf directeurs de la FRB de New York. En 1961, le professeur Michael D. Reagan résumait : « la ‘propriété’ des FRBs par les banques commerciales est symbolique ; elles n’exercent pas le contrôle exclusif associé à la notion de propriété, ni ne se partagent, au-delà du dividende statutaire, les "profits" des FRBs. » Ce qui nous amène à nous poser la seule question qui importe : qui détient vraiment le pouvoir ?

La réponse ne fait aucun doute : c’est le Board of Governors. C’est le BoG qui régule, contrôle et coordonne l’action des douze FRBs et qui leur délègue la régulation et le contrôle de l’ensemble du système bancaire américain. Le BoG est une agence fédérale composée de sept membres nommés par le Président des États-Unis (PotUS) et confirmés par le Sénat pour un mandat de quatorze ans non-renouvelable. Le chairman (actuellement Janet Yellen) et le vice-chairman (Stanley Fisher) sont désignés par le PotUS parmi les membres du BoG pour un mandat de quatre ans renouvelable dans la limite des quatorze années susmentionnées. Fait peu connu : le PotUS peut débarquer n’importe quel membre du BoG sans même avoir à se justifier.

Quant à la politique monétaire, hors politique macroprudentielle qui est une prérogative du BoG, elle est décidée au sein du Federal Open Market Committee (FOMC), un comité composé des sept membres du BoG, du président de la FRB de New York et de quatre autres présidents de FRBs qui tournent tous les ans — soit un total de douze membres. Traditionnellement, le chairman du BoG (donc, Mme Yellen actuellement) est aussi chairman du FOMC. Concrètement, ça signifie que les décisions de politique monétaire sont prises par un comité composé de sept membres d’une agence fédérale et de cinq types dont l’élection a été validée par cette même agence fédérale — c’est dire que le système est bien verrouillé.

Bref, l’idée selon laquelle la Fed est un cartel de banques privées est une pure fumisterie. Les membres du BoG, du moins ceux qui sont en poste actuellement, sont essentiellement des universitaires qui n’ont, jusqu’à preuve du contraire, aucun lien avec Goldman Sachs [6]. Que les dirigeants des grandes banques de Wall Street puissent trouver sept paires d’oreilles attentives au sein de la Fed, c’est tout à fait probable ; en conclure que le BoG obéit aux ordres de Wall Street revient à les accuser de corruption pour ne pas dire de trahison. C’est, bien sûr, une possibilité mais dans l’organisation actuelle de la Fed, c’est plutôt la question de son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique qui se pose.

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[1] Les Federal Reserve Banks d’Atlanta, de Boston, de Chicago, de Cleveland, de Dallas, de Kansas City, de Minneapolis, de Philadelphie, de Richmond, de San Francisco, de Saint Louis et, la plus grosse de la bande, de New York.
[2] Historiquement, il semble que le foyer originel soit un brulot conspirationniste publié en 1952 par un certain Eustace Mullins — Je vous laisse découvrir la bio du bonhomme.
[3] Les state chartered banks, qui sont régulées par un des États fédérés par opposition aux nationally chartered banks qui sont régulées à l’échelle fédérale (par le Office of the Comptroller of the Currency).
[4] La Fed, surtout ces dernières années, réalise d’énormes profits : elle créé des dollars ex-nihilo qui ne lui coûtent rien pour acheter des obligations qui paient des intérêts.
[5] C’est parmi ces trois-là que le BoG désignera le chairman et le vice-chairman de chaque FRB.
[6] Contrairement à Henry Paulson mais peut-être va-t-on finir par m’expliquer que le Trésor des États-Unis est, lui aussi, un cartel de banques privées.

Quelques chiffres sur la dette grecque

Au dernier pointage officiel, le 31 mars 2015, le total de la dette publique grecque atteignait 312.7 milliards d’euros. Ne soyez pas surpris si vous voyez circuler des chiffres légèrement différents : ce total incluait près de 15 milliards de dettes à court terme (typiquement à 13 ou 26 semaines) ce qui fait qu’il varie régulièrement au rythme des remboursements et des nouvelles émissions [1]. Sans tenir compte de cette partie fluctuante et en omettant les 16.2 milliards de garanties émises par l’État grec [2], ça nous donne 297.8 milliards d’euros de dettes à plus ou moins long terme.

Après la restructuration de 2012 (107 milliards effacés), le stock d’obligations à long terme ne s’élève plus qu’à 66.5 milliards. On sait que l’Eurosystème (la BCE et les banques centrales nationales) détient 27 milliards de ce total [3] ce qui signifie donc que le reste du monde ne détient plus que 39.5 milliards d’obligations grecques — dont, vraisemblablement, une bonne partie pour les banques grecques qui les apporte en garantie de leurs emprunts auprès de la BCE.

Le reste, 231.2 milliards, ce sont des prêts que l’on peut répartir en quatre groupes : (i) le Fonds Européen de Stabilité Financière, d’abord, qui porte l’essentiel avec pas moins de 130.9 milliards d’euros, (ii) les prêts accordés directement par les États européens en 2010 pour 52.9 milliards, (iii) les prêts du FMI, en incluant celui qui n’a pas été remboursé le 30 juin, pour 21.2 milliards et, pour finir, (iv) la catégories tutti frutti, qui inclue notamment la Banque de Grèce, pour un total de 26.2 milliards.

Au total, donc, la Troïka — le Fond Monétaire International, la Banque Centrale Européenne et les États-membres de la zone euro — assure donc 74% du financement de l’État grec pour un total de 232 milliards d’euros et les États-membres de la zone euro détiennent à eux seuls 59% de la dette accumulée par Athènes ; voyons maintenant à quoi ressemblent les conditions réputées usuraires de ces prêts.

L’aide des États-membres de la zone euro s’est faite en deux temps. D’abord, en 2010, sous forme de prêts via la Greek Loan Facility pour un montant de 52.9 milliards. Afin de laisser au grecs le temps de remettre de l’ordre dans leurs finances publiques, aucun remboursement ne leur sera réclamé avant le 15 juin 2020 et l’échéancier s’étale jusqu’en 2041 ; par ailleurs, le taux d’intérêt pratiqué — qui est variable (Euribor 3 mois plus 50 points de base) — est loin d’être usuraire : en ce moment, ça fait moins de 0,5% par an.

Le deuxième plan de secours, a été mis en place en 2012 avec le Fonds Européen de Stabilité Financière qui, ayant prêté 130.9 milliards d’euros est de loin le premier créancier de l’État grec. Le principe en est fort simple : le FESF est une structure garantie par les États-membres de la zone euro (et donc, par nous) qui emprunte de l’argent sur les marchés puis, le prête à la Grèce. La Grèce est supposée rembourser le FESF à partir du 24 février 2023 et ce, jusqu’en 2054. En terme de taux d’intérêt c’est du prix coutant : le FESF prêt au taux auquel il s’est lui-même endetté plus 0.01% pour couvrir ses frais de fonctionnement.

Au total, donc, les États-membres de la zone euro prêtent pas moins de 183.8 milliards d'euros à la Grèce, acceptent d’étaler les remboursements entre 2020 et 2054 et réclament un taux d’intérêt moyen inférieur à 1%.

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[1] Au 7 juillet 2015 et selon les calculs de votre serviteurs, on doit en être aux alentours de 314.8 milliards.
[2] Principalement pour des entreprises publiques.
[3] Dont les 3.5 milliards d’obligations à 3.7% qui arrivent à échéance le 20 juillet et les 3.2 milliards à 6.1% pour le 20 août.

Si vous ne l'avez jamais vu, le WSJ propose un récapitulatif assez bien fait.

Timeo Danaos

Après avoir reçu, de 2001 à 2013, pas moins de 57 milliards d’euros d’aides européennes nettes et après avoir obtenu, en 2012, l’annulation pure et simple de 107 milliards d’euro de sa dette publique — la plus importante restructuration de dette jamais observée — l’État grec doit encore 312 milliards d’euros (174% de son produit intérieur brut en 2014) à ses créanciers. Sur ce total, 235 milliards (trois quarts de la dette publique grecque) ont été prêtés par la fameuse Troïka qui, en contrepartie de taux d’intérêt et d’échéanciers de remboursement particulièrement accommodants, exige d’Athènes une remise en ordre à marche forcée de ses finances publiques et de son économie.

La suite est sur Causeur.fr

Le mystérieux bilan de la Fed

Parmi les légendes urbaines qui font florès ces dernières années, il en est une qui voudrait que le bilan de la Federal Reserve [1] soit entouré d’un épais mystère et que personne, en dehors de quelques élus mis dans la confidence, ne saurait ce que la banque centrale des États-Unis détient à son actif. Comme annoncé ci-dessus, c’est un mythe ; on peut sans doute reprocher beaucoup de choses à la Fed mais certainement pas un manque de transparence.

Avec une simple connexion internet, je puis vous affirmer qu’au 24 juin 2015, l’actif total de la Fed atteignait 4 495.055 milliards de dollars. Il était composé essentiellement d’un portefeuille d’emprunts d’État étasuniens pour 2 460.911 milliards de dollars (54.7% du total) et, à hauteur de 1 746,393 milliards (38.9%), des fameuses Mortgage-backed securities [2] rachetées aux banques durant la crise. Ces chiffres sont mis à jour chaque semaine (le jeudi) sur la base des positions de la veille.

Si vous souhaitez avoir plus de détails et, notamment, savoir ce que valent vraiment ces titres sur le marché, rien n’est plus facile : il suffit de vous rendre sur le site de la Fed de New York où vous trouverez rien de moins que l’intégralité du portefeuille, ligne par ligne et avec les codes Cusip de chaque titre. Vous pouvez ainsi vérifier avec moi que parmi les emprunts d’État détenus par la Fed, on trouve une position de 7 158 553 000 dollars [3] sur la US T-Note 4-5/8 15 Fév. 2017 (Cusip : 912828GH7) qui, au prix du marché ce jour-là, aurait pu se revendre pour un peu plus de 7.753 milliards (avec le coupon couru).

Bref, on a absolument tout ou, du moins, tout ce qui est nécessaire pour évaluer très précisément ce que contient et ce que vaut vraiment le portefeuille de la Fed et ce, mis à jour chaque mercredi. En matière de transparence, c’est même tout à fait remarquable.

Alors évidemment, il se trouvera forcément quelqu’un pour imaginer que ces positions sont fictives et que le Board of Governors dont les sept membres, je le rappelle, sont nommés par le président des États-Unis et confirmés par le Sénat, s’amusent à mentir à tout le monde en inventant de toutes pièces ce portefeuille. Mauvaise pioche : il est audité. En 2014, c’est Deloitte & Touche qui s’y est collé. Vous pensez que l’auditeur n’est pas vraiment indépendant ? Pas de problème : le Government Accountability Office (GAO), l’agence qui audite pour le compte du Congrès [4], repasse régulièrement derrière.

Bref, non, oubliez ça.

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[1] Il s’agit ici, bien sûr, du bilan consolidé de l’ensemble du Federal Reserve System ; c’est-à-dire des douze Federal Reserve Banks.
[2] Ce sont des titrisations d’emprunts hypothécaires (a.k.a. actifs toxiques) c’est-à-dire, pour faire simple, des crédits immobiliers transformés par les banques en obligations négociables sur les marchés.
[3] C’est un chiffre exact : la valeur nominale d’une T-Note américaine est toujours de 1 000 dollars.
[4] C’est important : le GAO est aux ordres du législateur et pas de l’exécutif.

Malinvestissements et productivité

La croissance réelle à long terme d’une économie [1], rapportée au nombre d’individus, repose fondamentalement sur la croissance de sa productivité. Cette dernière repose en premier lieu et de manière évidente, sur le progrès technique qui se traduit par une accumulation de capital physique et humain de meilleure qualité. C’est ce qui permet, par exemple, aux ouvriers du secteur automobile de produire infiniment plus, en valeur, que leur prédécesseurs d’il y a quelques décennies et donc, de bénéficier de niveaux de vie [2] bien plus élevés. Le progrès technique nous permet de produire plus de richesses tout en économisant les facteurs de production ce qui, in fine, se traduit par un « gâteau » plus grand à se partager. En d’autres termes, la croissance du revenu réel par habitant repose sur l’accumulation et l’amélioration du capital physique et humain — c’est-à-dire de l’investissement, de la recherche et de l’éducation [3].

Encore faut-il, bien sûr, que ces facteurs de productions soient alloués de manière optimale ou, du moins, de la meilleure façon possible étant donné les informations dont nous disposons aujourd’hui. Il serait contreproductif, en effet, de mobiliser nos ressources financières, nos efforts de recherche et nos meilleurs ingénieurs sur, par exemple et pour prendre un exemple fantaisiste, une machine à couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur. Dans une économie de marché raisonnablement libre, le critère de sélection fondamental c’est la profitabilité espérée du projet d’investissement [4] — la valeur actuelle nette (VAN), le taux de rendement interne (TRI) ou tout autre mesure équivalente. Un projet d’investissement profitable, par définition, créé de la valeur ajoutée ; laquelle, sommée à l’échelle d’une économie, s’appelle Produit Intérieur Brut ; lequel, en variation d’une période à l’autre, est habituellement désigné sous le nom de « croissance ».

Mais, parce que nous vivons dans un monde d’incertitude radicale, les investisseurs [4] commentent régulièrement des erreurs. Parce que les choses changent et parce qu’il est presqu’impossible de prévoir dans quel sens, nous progressons à tâtons, à coup d’essais, de succès, d’erreurs et de corrections. Telle usine qui, quand sa construction a été décidée, semblait être un bon investissement se révèle finalement un gouffre financier ; tel diplôme qui, aux dires des spécialistes, ouvrait la voie d’une carrière prometteuse se révèle finalement sans valeur ; telle action qui, il y a dix ans, semblait un peu trop chère se révèle finalement avoir été un des meilleurs investissements de la décennie. C’est-à-dire que la capacité d’une économie à optimiser l’allocation de son capital repose notamment sur sa capacité à corriger les erreurs commises dans le passé.

Dans la théorie dite autrichienne du cycle (ABCT), les politique d’assouplissement monétaires provoquent une expansion du crédit — pas de débat là-dessus, c’est l’effet explicitement recherché — qui s’accompagnent généralement d’une mauvaise allocation des facteurs de production — ce que les partisans des politiques monétaires contra-cycliques réfutent. C’est la première phase, celle du boom, qui, toujours selon l’ABCT ne dure que tant qu’elle est soutenue par la politique d’argent facile — c’est-à-dire jusqu’à ce que la banque centrale, parce qu’elle perçoit des tensions inflationnistes, décide de durcir sa politique. À ce moment, expliquent Mises et Hayek, les investissements douteux apparaissent pour ce qu’ils sont ; les stocks s’accumulent, les capacités de production inutilisées et le chômage augmentent et, fatalement, un certain nombre d’investisseurs se retrouvent en situation de faillite, entrainant avec eux le système bancaire.

C’est, bien sûr, à ce stade la banque centrale décidera d’assouplir sa politique monétaire afin — pour reprendre la terminologie keynésienne — de booster l’investissement privé et donc, de gonfler la demande agrégée jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau compatible avec le plein emploi. Selon les autrichiens, c’est peine perdue : après avoir été à l’origine des investissements douteux durant la période de boom, le volet monétaire du policy-mix ne fait que ralentir l’inévitable correction — la réallocation de capital physique et humain [5] — et préparer la bulle suivante.

Supposons que les autrichiens aient raison et que leur description du cycle est, au moins dans les grandes lignes, conforme à la réalité : à quoi devrions-nous nous attendre, dans des économies développées comme les États-Unis ou l’Europe où ces cycles monétaires s’enchainent depuis plusieurs décennies ? Eh bien à une baisse continue du taux de croissance de la productivité et donc, du potentiel de croissance de nos économies. Les malinvestissements seraient créés durant les périodes de boom et, parce que la politique monétaire ralenti la réallocation du capital durant les phases de récession, nos économies ne parviendraient plus à se purger ; progressivement, année après année, les gains de productivité seraient de plus en plus faible et la croissance, dès lors, stagnerait.

C’est évidemment ce que nous observons et, si j’en crois le dernier rapport annuel de la Banque des Règlements Internationaux, il est très peu probable que ce soit une simple coïncidence. Selon Jaime Caruana [6], « les travaux de la BRI ont récemment permis d’établir qu’un boom financier avait tendance à affaiblir la croissance de la productivité, en déplaçant les travailleurs et d’autres facteurs de production vers des secteurs où la productivité croît plus lentement. Contrairement à ce qu’il se passe lors d’une récession normale, cette mauvaise affectation de la main-d’œuvre exerce durablement des effets négatifs sur la trajectoire de croissance de la productivité, et donc sur la production potentielle au lendemain d’une crise financière. »

Je laisse à chacun le soin de comparer les prédictions de l’ABCT [7] avec ce que trouve la BRI de façon purement empirique. Sans m’autoriser de raccourcis épistémologiques hasardeux, je me contenterais de noter que ça colle drôlement bien et que tout se passe comme si Mises, au moins dans les grandes lignes, avait vu juste dès 1912. Partant, il y a deux façons de voir les choses : la première consiste à continuer aveuglément à appliquer la potion magique néokeynésienne sans se poser de questions — « c’eut été pire si l’on avait rien fait » et « si ça ne fonctionne pas, c’est qu’on en a pas assez fait. » — et la seconde consiste, a minima, à reconsidérer très sérieusement l’ABCT et, au besoin, à l’améliorer. Quels que puissent être votre a priori sur la question, vous ne pouvez plus l’évacuer d’un revers de main.

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[1] Cette remarque ne vaut naturellement que pour les économies de marché. Dans une économie de type socialiste, la notion de croissance n’a aucun sens si ce n’est une mesure de l’accroissement du volume des différentes productions décidées par le planificateur.
[2] Notamment si vous rapportez la croissance des salaires réels au nombre d’heures effectivement travaillées.
[3] Il s’agit ici d’une conception très utilitariste de l’éducation : une nation d’ingénieurs est infiniment plus productive qu’une nation d’ouvriers non qualifiés — pensez, par exemple, à nos contemporains allemands et chinois.
[4] Ce qui s’applique aussi à des études.
[5] Qui, selon Mises, prend naturellement du temps dans la mesure où investisseurs et employés tendent à s’accrocher à l’espoir d’une reprise.
[6] Jaime Caruana, DG de la BRI, 28 juin 2015.
[7] Voir, par exemple, Mises, L’action humaine, XX, 9.

ABCT, édition Chine 2015

Du 21 novembre 2014 au 12 juin 2015, soit en un peu moins de sept mois, les indices composites des bourses de Shanghai et de Shenzhen ont plus que doublé (+108% et +131% respectivement). Pourquoi le 21 novembre 2014 ? Parce que c’est la date à laquelle la Banque Populaire de Chine (PBoC) a commencé à réduire son principal taux directeur : de 6% depuis juillet 2012, le taux de base des crédits à 1 an a été ramené à 5.6% en novembre 2014 puis à 5.35% en février et 5.1% en mai.

Cette baisse des taux s’est accompagnée d’une explosion spectaculaire des comptes sur marge — des comptes-titres qui permettent aux investisseurs d’emprunter une partie de l’argent qu’ils investissent à leurs courtiers. Depuis le 21 novembre 2014, les montants empruntés ont été multipliés par 3 pour atteindre 2.3 trillions de yuans à la mi-juin ; on estime aujourd’hui qu’environ 8.5% du flottant [1] des actions cotées à Shanghai ou à Shenzhen a été acheté à crédit ; c’est une record mondial : à titre de comparaison, aux États-Unis, c’est moins de 3%.

Les effets de la politique monétaire de la PBoC sont encore plus visibles lorsque l’on compare les titres des sociétés chinoises cotés à la fois sur le continent (classes A) et à Hong Kong (classes H). Début novembre 2014, les classes A et H traitaient à peu près à parité [2] mais, dès le mouvement de la PBoC, les actions de classe A se sont envolées et valent désormais entre 20 et 40% de plus que leurs homologues de classe H [3].

Le 12 juin 2015, le gendarme de la bourse chinoise a fait mine de freiner l’explosion des comptes sur marge, la réaction du marché a été sans équivoque : les indices de Shanghai et de Shenzhen se sont retourné violemment — au 30 juin, ils cédaient 17.2% et 21.5% respectivement [4]. Très clairement et sans aucun doute possible, les capitalisations boursières de Shanghai et de Shenzhen ne tiennent plus qu’à coup de crédits et cette situation découle directement de la politique monétaire de la PBoC.

Maintenant, considérez la réaction de la banque populaire en question : le 27 juin, elle a réduit son taux directeur à 4.85% tout en abaissant le taux de réserves obligatoires qu’elle impose aux banques commerciales. L’économie chinoise ralentit et elle est surendettée — en particulier les gouvernements locaux et les entreprises publiques — et le moyen qu’ont trouvé les autorités pour trouver un peu d’argent frais c’est d’inciter les chinois à acheter des actions. Très clairement, Pékin veut un « bull market » mais un « slow bull market » bien contrôlé.

Bottom line : appelez ça une bulle si vous voulez mais il clair que les marchés chinois sont dopés à la dette et que cet état de fait et une conséquence directe de la politique monétaire dans un pays où l’indépendance de la banque centrale ne relève même pas du compte pour enfants. En baissant ses taux, la PBoC — pour ne pas dire Pékin — a mécaniquement poussé les épargnants chinois vers des produits plus risqués [5] et créé une incitation à l’endettement qui, avec les encouragements des pouvoirs publics, se déverse sur les marchés d’actions. Bref, c’est un nouveau cas d’école de la Théorie Autrichienne du Cycle (ABCT) — Une fois de plus, Mises avait raison.

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[1] La part des titres qui ne sont pas détenus par un investisseur stratégique — c’est-à-dire l’État.
[2] Les deux marchés anticipant l’ouverture du Shanghai-Hong Kong Stock Connect, le premier canal qui permet à des investisseurs internationaux d’acheter des classes A et, bien que dans une moindre mesure, aux investisseurs chinois d’accéder au marché de Hong Kong.
[3] La loi du prix unique (LOP) ne s’applique pas dans la mesure où (i) les classes A et H ne sont pas convertibles entre elles et (ii) il est très difficile de vendre à découvert des actions de classe A (pas de possibilité d’arbitrage). Néanmoins, avec le lancement de SH-HK Stock Connect (voir note précédente), le spread entre les deux classes aurait dû se contracter.
[4] Déjà, le 19 janvier 2015, quand Pékin avait voulu s’attaquer au problème, le Shanghai Composite avait baissé de 7.7% en une séance.
[5] Vous entendrez parler, très bientôt, des Wealth Management Products qui se vendent comme des petits pains ces derniers temps.

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