Le doux commerce et ses ennemis

(Addendum : je vous propose une autre version de ce papier).

Le drame des coréens du nord c’est qu’aucun des deux blocs politiquement actifs dans la région n’a vraiment intérêt à bousculer le statu quo. À Pékin, on le sait, on souhaite avant tout éviter la réunification de la péninsule coréenne qui offrirait un pied-à-terre aux États-Unis avec vue imprenable sur les frontières chinoises mais on prend garde de pas menacer Séoul qui se trouve être sous la protection du plus gros client de la boutique ; à Washington, bien sûr, on se débarrasseraient volontiers de la dynastie des Kim mais ce serait au prix d’un conflit plus ou moins ouvert avec l’Empire du Milieu qui se trouve être leur usine et l’un de leurs principaux créanciers.

Naturellement, c’est terrible pour les coréens qui ont eu la malchance de naître au nord de la DMZ mais notez bien ceci : ce que cette situation illustre parfaitement, c’est que rien n’en moins probable qu’un conflit armé entre les États-Unis d’Amérique et la Chine. S’il y a bien un consensus entre ces deux pays que tout oppose d’un point de vue politique, c’est qu’il faut maintenir coûte que coûte la paix dans la région. Alors on s’envoie des piques sur les valorisations relatives du dollar et du renminbi mais dès qu’un représentant de la dynamiste des Kim s’agite un peu trop, on assiste à une scène comme celle-là :

John Kerry et Li Keqiang à Pékin, le 13 avril 2013.
(Photo Jason Lee. AFP)

C’est-à-dire que non seulement un conflit armé entre les deux superpuissances militaires ne fait même pas partie du champ des possibles mais en plus, les deux s’allient spontanément pour calmer les ardeurs de Pyongyang et éviter que Séoul ne réponde aux provocations. En d’autres termes, là où l’équilibre de la guerre froide reposait sur la menace d’un Armageddon nucléaire, la paix qui règne aujourd’hui en Asie repose essentiellement sur la densité des relations commerciales qui lient ces pays entre eux.

Leçons de l’Histoire

Si les accords du GATT et de Bretton-Woods ont été signés sur les décombres de la seconde guerre mondiale, ce n’est pas un hasard ; c’est que celles et ceux qui avaient vécu l’entre-deux-guerres avaient parfaitement compris que les causes de ce conflit étaient fondamentalement économiques, liées aux politiques protectionnistes et aux dévaluations compétitives qui avaient caractérisées les années 1930. « Si les marchandises ne traversent pas les frontières, fait-on dire à Frédéric Bastiat, les armées le feront. » N’en déplaise à Emmanuel Todd, la dégénérescence des conflits commerciaux en conflits armés sont une constante historique et procèdent d’une logique implacable pour au moins deux raisons.

La première, la plus évidente, c’est la dissuasion : le coût économique d’un conflit armé augmente proportionnellement avec la densité des liens commerciaux qui les unissent. Attaquer un pays avec lequel vous n’avez pas de relations économiques ne vous coûte, somme toute, qu’un budget militaire [1]. En revanche, agresser un pays qui se trouve être un important partenaire commercial est infiniment plus coûteux : c’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui : personne à Pékin n’envisage d’agresser Washington parce que les États-Unis sont des clients (et, accessoirement, des débiteurs) ; personne à Washington ne veut attaquer Pékin parce qu’attaquer la Chine, s’est attaquer ses propres usines (et se priver d’un créancier).

Mais ce n’est pas tout : le protectionnisme et, à plus forte raison, l’autarcie nécessitent très prosaïquement d’être (au moins partiellement) autosuffisant et donc, de disposer d’un territoire suffisamment étendu pour offrir des débouchés et des sources d’approvisionnement à son économie. Mettez de côté les justifications nationalistes et racistes véhiculées par la propagande et ce simple fait explique à lui seul toutes les politiques colonialistes du XIXe et l’apparition des tensions qui provoqueront deux guerres mondiales. Si la fièvre protectionniste qui s’empare des puissances européennes à la fin du XIXe est immédiatement suivie d’une multiplication des conflits directs et coloniaux [2], cela ne doit rien à un hasard de calendrier de la même manière que, n’en déplaise à Jacques Sapir, la conquête du lebensraum nazi, l’invasion fasciste de l’Éthiopie et celle de la Chine par l’armée impériale japonaise répondent toutes et explicitement à cette même logique.

Paix et prospérité

Encore deux ans et nous aurons réussi l’exploit historique qui consiste à enchaîner 7 décennies sans qu’aucun conflit armé majeur ne viennent ensanglanter l’Europe. C’est, de loin, la plus longue période de paix que nous ayons connu de notre histoire et, pardonnez-moi d’enfoncer le clou, rien que pour cette raison, celles et ceux qui en appellent à un retour du protectionnisme et du nationalisme économique ne méritent rien d’autre que notre mépris.

Chaque jour qui passe sans qu’un père et une mère ait à déplorer la mort de leur enfant sur le front est une victoire infiniment plus appréciable et plus précieuse que celles que nous fêtons lors de nos célébrations nationales. L’économie, contrairement à ce qu’affirment les amis de M. Montebourg et de Mme le Pen, n’est pas une guerre mais une compétition pacifique au même titre que n’importe quelle compétition sportive : quel que soit la marche du podium sur laquelle vous monterez, il n’y a pas de perdant ; il n’y a que des gagnants qui célèbrent ensemble cette chance extraordinaire qu’ils ont de vivre dans un monde en paix.

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[1] Que vous pouvez même espérer rembourser en pillant l’adversaire conquis.
[2] C’est, par exemple, le grand tournant de la politique bismarckienne en 1878 : elle devient colonialiste et protectionniste exactement au même moment.

2 commentaires:

  1. Bonjour cher ami,

    Oui, j'approuve votre papier; quasiment pour de ne dire toutes les guerres sont fondées sur des motifs économiques.

    Dans un sens la 'politique' n'est que le contrôle des services et richesses économiques d'un pays, d'une zone...

    Pour en revenir à nos deux sympathiques puissances mondiales USA et Chine, je suis toujours très perplexe quant au rôle joué par la Corée du Nord !?

    Selon ma perception, la CN est allée trop loin dans sa 'montée en puissance' de la provocation armée.
    Je visualise mal la descente des vitesses que doit faire le KJ1.

    En outre, cette photo de poignée de mains me rappelle de très très mauvais souvenirs d'autres poignées de mains qui ont eu lieu juste avant la Deuxième Guerre Mondiale....

    Votre analyse au 1er degré des liens USA/Chine est limpide; trop limpide pour qu'il n'y ait pas d'autres raisons géopolitiques sous-jacentes entre ces deux grandes puissances.

    Le 'je te tiens, tu me tiens, par la barbichette' n'a jamais été un bon deal durable dans l'histoire humaine.
    Cela s'apparente trop soit à du chantage, soit à une association de malfaiteurs.
    Tôt ou tard, l'un des deux va vouloir sortir de l'impasse; pour son profit unique cela va de soi.

    De plus, personne ne parle des coupes budgétaires encaissées par l'US Army et surtout celles à venir.
    Cela sonne un certain déclin de la puissance militaire américaine.
    Je suis surpris qu'Elle n'ait pas encore réagit à cette situation intolérable.

    Il ne faut pas perdre de vue que les USA ne règnent sur le monde par la puissance de leur armée et de leur finance (dollar en particulier).

    Le Chine est dans une situation exécrable car elle a été naïvement embarquée, par les USA, dans une immense bulle sur le commerce extérieur (secondée par d'autres bulles comme l'immobilier).

    Mais le fait réellement 'atomique' est la démographie chinoise; une sorte de Titanic avec 20.000 passagers au lieu de 2.000 !?
    La situation interne sera totalement ingérable lorsque les bulles vont exploser.
    J'imagine que l'armée chinoise a dû faire la même analyse que moi.

    Sois dit en passant, la construction de cette bulle est une pure merveille de la géopolitique américaine !!!
    C'est par une stratégie économique que les USA ont eu la peau de l'URSS, il ne faudrait pas l'oublier.

    Bref, je reste toujours ultra inquiet sur la Corée où un conflit me paraît toujours à haut niveau de probabilités.

    Très cordialement.

    Titanium

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  2. Titanium,
    J’applique – peut être à tort – le rasoir d’Ockham. Il m’a rarement déçu.
    Par ailleurs, je ne pense pas qu’il ait quelque chose de comparables à une « bulle sur le commerce extérieur » et la bulle immobilière chinoise – comme aux États-Unis – est une conséquence directe de la politique monétaire laxiste de la PBoC et ce, d’autant plus que les principales banques chinoises sont des banques d’État.
    Dans l’état des relations sino-américaines (dans un monde de libre-échange), je n’ai aucune inquiétude à propos de Kim III – sauf, naturellement, dès lors qu’il est question de son peuple.

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