Business case : les tabacchi de Vintimille

Soit un fumeur qui habite avenue Jean Médecin à Nice et qui dispose d’une voiture de taille moyenne qui roule au sans plomb 98.

À Nice, dans son bar-tabac habituel, il paye ses cigarillos préférés 63 euros la cartouche (Panter Mignon Dessert, 10x20). À Vintimille, à 39 km de là mais de l’autre côté de la frontière, la même cartouche ne lui coûte que 42 euros. La différence, naturellement, ce sont des taxes.

À 1,566 euro le litre de sans plomb 98, l’aller-retour en passant par l’A8 va lui coûter 9,86 euros d'essence (estimation fr.mappy.com) et 9,20 euros de péage (péage de la Turbie à 2,20 euros et Confine di Stato à 2,40 euros).

Légalement, il peut, sans aucun risque, acheter 4 cartouches en Italie et revenir avec en France. Au total, il économise donc 84 euros moins les 14,26 euros d’essence et de péage ; soit un gain net de 64,94 euros pour un trajet de 34 minutes à l’aller et autant au retour.

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Erratum (2012-02-23 17:12) : j'avais oublié le péage de Vintimille !

Le grizzly qui cachait la forêt

Résumons l’affaire. Goodyear veut fermer son usine de pneu d’Amiens parce qu’elle perd de l’argent. Le gouvernement cherche un repreneur et approche – notamment – Titan ; lequel regarde le dossier et, s’apercevant que l’affaire est dangereusement politisée (souvenez-vous de Mittal) et qu’en plus, le site est tenu par un « syndicat fou » (la CGT), décide de ne pas donner suite. Le 31 janvier, alors que Goodyear confirme son intention de fermer le site, Montebourg écrit au P-DG de Titan, Maurice « Morry » Taylor dit The Grizz, pour tenter de le rattraper au collet mais, dans sa réponse, ledit grizzly, fidèle à son style quelque peu (comment dire ?) rugueux, envoie le ministre balader.

Jusque-là, pas de quoi fouetter un chat : nous avons fait le choix – démocratiquement – d’un modèle social qui implique un niveau de taxes, de réglementation et d’interventionnisme élevé de telle sorte que, malgré la taille de notre marché intérieur et de celui de l’Union européenne au milieu duquel nous nous trouvons, des entreprises comme Goodyear ou Titan préfèrent de plus en plus aller investir ailleurs. Simple lien de causalité qui, si j’en crois les commentaires des uns et des autres, est parfaitement assumé.

Haro sur la mondialisation

Mais là où l’affaire du grizzly devient plus intéressante, c’est quand, mystérieusement, la lettre qu’il adresse au ministre du Redressement Productif (note à l’attention de la rédac’ : prière de conserver les majuscules et les caractères italiques) se retrouve dans la presse. Gros scandale ! Gros scandale parce que le plantigrade s’offre une charge à la hussarde contre le ministre et la sacro-sainte CGT – certes – mais aussi, et surtout, à cause d’un passage bien précis de sa réponse : celui dans lequel il écrit – horresco referens ! – que « Titan va acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins d’un euro l’heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. »

Alors là, c’est la curée ! Songez un peu, ma bonne dame, à cet infâme américain mondialisé qui, dans une même phrase, ose non seulement déclarer qu’il refuse de venir contribuer au Redressement Productif National (quel manque de patriotisme !) mais en plus, se vante d’aller exploiter ces pauvres travailleurs chinois et indiens à raison d’un euro de l’heure. Voilà toute l’horreur de la Mondialisation ultralibérale™ révélée, l’abject cynisme de ces grands patrons exploiteurs de la misère du monde étalé au grand jour : Taillo ! Taillo ! Démondialisons pendant qu’il en est encore temps !

Et voilà donc notre grizzly affublé du plus infâmant des adjectifs de notre temps : le voilà ultralibéral. On nous rappelle ses méthodes de management brutales, la condamnation de son père, la pollution du site qu’occupait l’entreprise familiale – que sais-je encore ? Bref, voilà notre plantigrade devenu le symbole vivant du mal qui nous oppresse, de l’euro surévalué selon les experts, du libre-échangisme qui opprime les peuples, de la finance apatride qui attaque les nations etc.

Grizzly, piège à cons

Sauf que, chers amis, je crains fort que cet aspect de la réponse du grizzly ai été mal comprise. Je crains fort, pour tout vous dire, que celles et ceux d’entre vous qui ont fait du grizzly le symbole de l’affreuse mondialisation aient, ce-faisant, commis un léger – mais très léger – contresens : en effet, en quatre mots, Morry Taylor est protectionniste. Vous avez bien lu : le grizzly est et a toujours été un fervent adepte des barrières douanières et autres formes de restriction au commerce international. Il est au moins aussi protectionniste qu’Arnaud Montebourg et Marine le Pen ; c’était même un des thèmes majeurs de sa campagne lors des primaires républicaines de 1996.

Le véritable sens de cette fameuse phrase – qui est, j’en conviens, mal écrite – est en fait très précisément l’inverse de ce que la plupart de nos glorieux commentateurs [1] ont compris. Amis protectionnistes, souverainistes, socialistes, nationaux-socialistes et assimilés, ce Taylor que vous avez voué aux gémonies avec un tel empressement, est en réalité l’un des vôtres ; il n’a jamais eu d’autre intention, dans cette lettre comme ailleurs, que de fustiger l’absence de barrières douanières entre l’occident et les grands pays émergents que sont l’Inde et la Chine. C’est bête hein ?

Surpris ? Vous auriez bien tort ! Une rapide recherche sur internet vous l’aurait appris et vous auriez pu en profiter pour vous renseigner sur l’histoire des politiques protectionnistes – de l’Allemagne de Bismarck au tarif Smoot–Hawley de 1930 – : vous y auriez découvert qu’elles ont toujours été promues et mises en œuvre par des gouvernements conservateurs soucieux de plaire à leur clientèle de grands propriétaires terriens et d’industriels ; lesquels souhaitaient ainsi préserver leurs bénéfices d’une concurrence jugée déloyale en continuant à nous vendre leurs produits au prix fort. Le grizzly ne fait probablement pas exception.

Cui bono ?

Mais terminons, si vous le voulez bien, sur une note plus légère. Je ne sais pas pour vous mais je n’arrive pas à m’empêcher de me demander comment une lettre privée adressée par grand patron américain à l’un de nos ministres a pu se retrouver comme par enchantement sur la place publique. C’est surprenant vous ne trouvez pas ? Pour un peu, on jurerait que c’était intentionnel – en tout cas, c’est ce que le grizzly semble penser si l’on en juge par ses dernières déclarations.

Livrons-nous à quelques spéculations et, comme Cicéron, demandons-nous à qui profite le crime. Qui donc, au sein du ministère du Redressement Productif, pourrait avoir intérêt à nous faire lire cette lettre ? Quel obscur objectif la mystérieuse origine de cette non moins mystérieuse fuite ministérielle pouvait-elle bien poursuivre en nous jetant en pâture un des (prétendus) suppôts de la Mondialisation libérale™ ?

Je n’ose conclure.

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[1] À l’exception remarquable de Pascal-Emmanuel Gobry dans les colonnes d’Atlantico.

C’était il y a 15 ans

En 1998, il y a 15 ans, si vous étiez à la pointe de la technologie, vous aviez un StarTAC pour téléphoner, un PalmPilot professionnel qui vous tenait lieu d’agenda, un Rio PMP300 pour écouter de la musique et un Ruvi pour filmer et prendre des photos. Au total, vous vous en sortiez pour environ $2 400 (soit $3 380 actuels) et je vous passe l'encombrement de vos poches...

Aujourd’hui, vous pouvez acheter un iPhone 5 à partir de $649 (sans abonnement) qui vous permettra, accessoirement, de surfer sur internet.

De l’amour de la liberté

« Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la liberté soit jamais né de la seule vue des biens matériels qu’elle procure ; car cette vue vient souvent à s’obscurcir. Il est bien vrai qu’à la longue la liberté amène toujours, à ceux qui savent la retenir, l’aisance, le bien-être, et souvent la richesse ; mais il y a des temps où elle trouble momentanément l’usage de pareils biens ; il y en a d’autres où le despotisme seul peut en donner la jouissance passagère. Les hommes qui ne prisent que ces biens-là en elle ne l’ont jamais conservée longtemps.
« Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ; c’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir.
« Certains peuples la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu’elle leur donne que ceux-ci aiment alors en elle ; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si nécessaire qu’aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu’ils se consolent de tout en la goûtant. D’autres se fatiguent d’elle au milieu de leurs prospérités ; ils se la laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre par un effort ce même bien-être qu’ils lui doivent. Que manque-t-il à ceux-là pour rester libres ? Quoi ? Le goût même de l’être. Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime, il faut l’éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir ; il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti.

– Alexis de Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution L3, III.

L’Ancien Régime et la solidarité

« L’administration de l’ancien régime avait d’avance ôté aux Français la possibilité et l’envie de s’entraider. Quand la Révolution survint, on aurait vainement cherché dans la plus grande partie de la France dix hommes qui eussent l’habitude d’agir en commun d’une manière régulière et de veiller eux-mêmes à leur propre défense ; le pouvoir central seul devait s’en charger, de telle sorte que ce pouvoir central, étant tombé des mains de l’administration royale dans celles d’une assemblée irresponsable et souveraine, et de débonnaire devenue terrible, ne trouva rien devant lui qui pût l’arrêter, ni même le retarder un moment. La même cause qui avait fait tomber si aisément la monarchie avait rendu tout possible après sa chute.

– Alexis de Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution L3, VII.

Disette

« 19 mai – La disette vient d'occasionner trois soulèvements dans les provinces ; à Ruffec en Angoumois, à Caen et à Chinon. On a assassiné sur les chemins des femmes qui portaient des pains. Cette simple nourriture y est plus enviée aujourd'hui qu'une bourse d'or en d'autres temps, et, en effet, la faim pressante et l'envie de conserver ses jours, excuse plus le crime que l'avarice d'avoir des moyens accumulés pour les besoins à venir. La Normandie, cet excellent pays, succombe sous l'excès des impôts et sous la vexation des traitants. La race des fermiers y est perdue ; je sais tels gens qui viennent d'être contraints d'y faire valoir leurs terres excellentes par des valets ; tout périt, tout succombe. M. le duc d'Orléans [1] porta l'autre jour au conseil un morceau de pain de fougère ; à l'ouverture de la séance il le mit devant la table du roi [2] et dit : « Sire, voilà de quel pain se nourrissent aujourd'hui vos sujets ! »

– René Louis de Voyer d'Argenson, Mémoires (mai 1739).

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[1] Louis d'Orléans (1703-1752).
[2] Louis XV.

En fait, non...

Contrairement à la rumeur répandue par des agents séditieux qui annonçait que je déménageais sur Tumblr, je vais finalement rester ici (mais aussi sur Tumblr).

Pardon !

Pour me faire pardonner, The Lumineers – Ho Hey :

Déménagement

Chers amis, Ordre Spontané déménage sur Tumblr. Vous me retrouverez donc – si vous me supportez encore – à l’adresse ordrespontane.tumblr.com.

Les archives restent ici.

L’indice Big Mac

Se basant sur la dernière mise à jour de l’indice Big Mac de The Economist, un certain nombre de commentateurs (comme Alexandre Delaigue ici) nous affirment que l’euro est surévalué de 11,7% par rapport au dollar américain.

Comment en arrive-t-on à cette conclusion ?

Eh bien c’est très simple : aux États-Unis, un Big Mac coûte $4,37 tandis que dans la zone euro, le même sandwich se vend €3,59 ; soit, avec un euro à $1,3570, l’équivalent de $4,88 ; c’est-à-dire 51 cents de plus qu’outre-Atlantique. Le raisonnement de The Economist consiste alors à calculer la valeur de l’euro exprimée en dollars qui permettrait de faire en sorte que nos Big Mac à €3,59 valent effectivement $4,37 comme aux États-Unis. En l’occurrence, il faudrait que le dollar monte de 11,7% (ou que l’euro baisse de 10,5%, ce qui revient au même).

Seulement voilà, il se trouve que le Big Mac ne se vend pas au même prix dans toute la zone euro. En France, il vaut effectivement €3,60 – soit un chiffre très proche de la moyenne – mais si vous allez vous payer le même sandwich en Estonie, il ne vous en coûtera que €2,7 euros tandis que chez nos amis italiens, il va vous falloir débourser pas moins de 3,85 euros. Ainsi donc, avec le même calcul, on en conclue que l’euro italien ne serait pas surévalué de 11,7% mais de 19,6% tandis que son frère jumeau estonien serait sous-évalué de 16,1%.

Mieux encore : même en France, même à Paris, le prix d’un Big Mac n’est pas le même partout – loin de là. Une petite enquête réalisée par Challenges.fr en avril dernier concluait que le prix du sandwich, d’un McDonald’s parisien à l’autre, pouvait varier de €3 à €4,2 pour une moyenne à €3,75 (alors que, selon The Economist le Big Mac français moyen valait à l’époque €3,6). On en conclue donc qu’entre le 18 et le 24 avril 2012, l’euro parisien était surévalué de 31% sur les Champs Élysées tandis qu’il était sous-évalué de 6% sur le boulevard Poissonnière.

La loi du prix unique

Le sandwich phare de McDonald’s a la double particularité d’être très standardisé à l’échelle mondiale et d’être composé de produits exclusivement locaux ; par exemple, si la recette de votre Big Mac est, pour l’essentiel, identique à celle de son frère jumeau américain, les ingrédients dont il est composé sont à 76% français (100% européens) sans compter le coût du travail, de l’immobilier, des taxes etc… C’est-à-dire que votre Big Mac est un des produits les plus Made in France qui soit et que son prix en euro est une mesure tout à fait acceptable du pouvoir d’achat de l’euro en France.

Or, le principe sur lequel se fonde le modèle de The Economist, c’est la loi du prix unique ; l’idée selon laquelle dans un monde sans coûts de transport ni barrières douanières, un même produit devrait se vendre partout au même prix à la valeur de la devise près. Par exemple, si je constate que le Big Mac européen vaut €3,59 soit $4,88 et qu’il ne coute que $4,37 aux États-Unis, je devrais en théorie (i) échanger des euros contre des dollars, (ii) utiliser ces dollars pour acheter des Big Mac américains, (iii) vendre ces derniers dans la zone euro et empocher 51 cents de bénéfice à chaque fois. Ce faisant, je ferais remonter le dollar face à l’euro, monter le prix des Big Mac américains et baisser le prix des Big Mac européens jusqu’à ce que le différentiel – et donc l’intérêt de la manœuvre – disparaisse.

En d’autres termes, si la loi du prix unique tient, la parité d’une paire de devises devrait refléter fidèlement le pouvoir d’achat respectif de ces monnaies (i.e. théorie de la parité des pouvoirs d’achat). De ce qui précède, il suit que si le Big Mac de la zone euro est plus cher que son homologue américain, c’est que le pouvoir d’achat de l’euro est trop élevé par rapport à celui du dollar et donc, que l’euro est surévalué.

De la théorie au monde réel

Il n’aura sans doute pas échappé au lecteur que notre monde réel est encore loin de satisfaire aux hypothèses de la loi du prix unique. Même si les coûts de transport ont considérablement baissé ces dernières décennies, même si les politiques protectionnistes sont bien moins répandues aujourd’hui qu’elles ne l’étaient naguère, il n’existe pas pour autant un marché planétaire du Big Mac et ce n’est pas demain la veille que vous irez acheter des sandwiches en Inde pour les revendre en Italie.

L’indice Big Mac est donc un instrument à manipuler avec grande précaution : si, par exemple, nos gouvernements avaient eu l’idée de commencer l’année en instaurant une taxe spéciale de 25% sur les produits de la restauration rapide, la surévaluation de l’euro telle que mesurée par l’indice Big Mac n’aurait pas été de 11,7% mais de 39,8%. C’est évidement idiot ; à peu près aussi idiot que de dire que l’euro des Champs Élysées est surévalué par rapport à celui du boulevard Poissonnière.

Par ailleurs, dire qu’une monnaie est surévaluée, c’est poser l’hypothèse implicite que vous en savez plus que le marché. Si l’on peut effectivement dire que le Bolivar vénézuélien était affreusement surévalué en janvier, c’est parce que son cours est fixé arbitrairement par l’administration Chavez (qui vient d’ailleurs de le dévaluer de 31%) ; en revanche, utiliser l’indice Big Mac pour affirmer que l’euro est surévalué par rapport au dollar, c’est prendre ses désirs pour des réalités.

Le trésor de Cupertino

L’ami Marc Cohen a très récemment commis un article dans lequel il s’insurge de ce que David Einhorn, fondateur et président du fonds Greenlight Capital, ait osé – Ô sacrilège ! – porter plainte contre Apple au motif que la firme de Cupertino aurait une fâcheuse tendance à accumuler des dollars sur ses comptes bancaires au lieu de les redistribuer à ses actionnaires sous forme de dividendes.

J’aime bien Marc. C’est un type éminemment sympathique qui, par ailleurs, a le chic de dire et d’écrire des choses étonnamment intelligentes pour un journaliste français et, ce qui ne gâche rien, de les écrire bien par-dessus le marché. Seulement, là, sur ce cas précis, je crains bien que Marc se laisse quelque peu aveugler par son affection – fort compréhensible – pour l’entreprise de feu Steeve Jobs. Je m’explique :

Voilà la situation : au dernier pointage, au 29 décembre 2012, Apple détenait pas moins de 137,112 milliards de dollars sous forme de liquidités, de fonds d’investissement, d’actions, de bons du Trésor et autres actifs financiers ; soit pratiquement 70% du total de son bilan. Disons les choses clairement : c’est énorme ; au cours actuels, c’est largement assez pour racheter 48 fois Peugeot ou 60% des actions de Microsoft.

Si Apple a accumulé un tel trésor de guerre, c’est pour trois raisons : primo, depuis le lancement des iPhones et autres iPads, la firme californienne gagne énormément d’argent ; deuxio, elle ne verse pas de dividendes à ses actionnaires (tout au plus rachète-t-elle quelques actions de temps en temps) ; tertio, et c’est là que le bât blesse, elle n’a pas réinvestit cette petite montagne de dollars dans son appareil de production.

Un petit rappel d’impose : quand une entreprise gagne de l’argent, elle peut l’utiliser pour (a) rémunérer ses actionnaires (via des dividendes ou en rachetant ses propres actions) ou (b) réinvestir ses profits (se payer une nouvelle usine par exemple). Dans une entreprise bien gérée, le choix entre ces deux stratégies repose fondamentalement sur une seule considération : réinvestir, pourquoi pas, mais dans quoi ? C’est-à-dire qu’une entreprise qui gagne de l’argent mais qui, pour une raison où une autre, n’a pas véritablement de projet d’investissement solide en vue devrait, si elle est bien gérée payer des dividendes à ses actionnaires ; lesquels sauront sans doute réinvestir cet argent dans une entreprise qui, justement, en a besoin.

De ce qui précède, le lecteur aura compris que le discours très en vogue chez nos politiciens qui consiste à stigmatiser les entreprises qui paient des dividendes est parfaitement stupide. Investir pour investir c’est contreproductif : le capital à un coût, alors autant l’allouer intelligemment, c'est-à-dire sur de véritables projets d’investissement.

Or voilà, tel n’est pas le cas d’Apple qui, depuis quelques années, accumule des dollars en quantité stratosphériques… pour investir sur des fonds monétaires et des obligations d’État. Aux cours actuels, cette pile de cash représente plus 31% de la valeur d’Apple ; c’est-à-dire que pour chaque action de l’entreprise, vous avez moins de 70% d’Apple et plus de 30% de d’actifs financiers qui n’ont absolument rien avoir avec les iPhones ou les iPads.

Ce que M. Einhorn dit c’est qu’à moins que la direction d’Apple ait un projet précis derrière la tête, elle devrait rendre ce cash aux actionnaires de manière à ce qu’il puisse être redéployé là où il est utile ; c'est-à-dire là où il est profitable. Et il a parfaitement raison. En tant qu’investisseur professionnel, si j’investis dans Apple, c’est pour avoir du Apple ; si j’ai envie de détenir des bons du Trésor américains, je les achète moi-même.

Et manifestement, au 1 Infinite Loop à Cupertino, on commence à se rendre compte que M. Einhorn ne fait que dire tout haut ce que la plupart des investisseurs pense : plus Apple se gorgera de cash, moins on trouvera d’acheteurs qui, avec un cours à plus de $468, acceptent de payer 3 fois et demi les fonds propres et plus de 10 années de bénéfices. Il semble qu’Apple soit en train de réfléchir très sérieusement à la question : c’est une très bonne chose pour leurs actionnaires (le cours remonte) mais aussi pour le reste de l’économie.

Plan pour Rééquilibrer la Balance Commerciale etc.

Lettre à Madame Nicole Bricq,
Ministre du Commerce extérieur.

Madame,

Vous annonçâtes ces jours-ci une réduction du déficit de la balance commerciale au titre de l’an 2012, qui serait, selon vos propres termes, « un premier signal encourageant qui doit nous permettre de reprendre confiance. » J’avoue bien volontiers, Madame, que mes compétences limitées ne me permettent pas de comprendre en quoi, exactement, ce fameux déficit de la balance commerciale serait un problème. Néanmoins, soucieux de participer au Redressement Productif National & de mobiliser mon énergie en ce sens, je crois pouvoir vous apporter mon aide.

Aussi, permettez-moi donc, Madame, de mettre mes modestes moyens au service de la grande et noble cause que vous, ainsi que MM. Moscovici & Montebourg, servez avec tant d’abnégation & de courage ; laissez moi, dis-je, vous exposer mon Plan pour Rééquilibrer Définitivement la Balance Commerciale & en Contrôler le Solde en toute Occasion & avec Grande Précision : ci-après, le Plan. Il est, vous en jugerez, d’une extrême simplicité & peut se résumer en trois étapes.

Dans un premier temps, votre serviteur se propose de déménager avec femme & enfants & de s’installer dans le pays qui nous cause le plus de tort en exportant chez nous des produits scandaleusement peu onéreux. Par hypothèse & pour simplifier la lecture de ce qui suit, supposons que l’objet de votre juste courroux soit l’Empire du Milieu ; auquel cas, obéissant à votre commandement, j’élirai domicile en Chine.

Cette première étape accomplie, je serai alors en mesure d’y ouvrir un compte bancaire libellé en Renminbi sur lequel vous voudrez bien, Madame, me verser chaque année un montant équivalent au déficit de la balance commerciale tel qu’estimé par vos services – soit, si j’en crois les chiffres que vous communiquâtes vous-même récemment, environ 67 milliards d’euros. Bien sûr, pour ce faire, il faudra que vous ayez au préalable pris soin d’échanger cette somme contre des yuans ce qui permettra, au passage, de dévaluer l’euro par rapport à la monnaie chinoise.

C’est à ce stade que le Plan révèle son indiscutable efficacité puisque, Madame, je m’engage à dépenser l’intégralité de cette somme, jusqu’au dernier centime, sur des produits français & même, si vous m’en donnez l’ordre, dument labélisés Made in France par M. Montebourg. Ainsi donc, vous l’aurez compris, nous créerons chaque année un flux d’exportation de la France vers la Chine d’un montant équivalent au déficit de notre balance commerciale ; c'est-à-dire que nous comblerons ledit déficit.

Comme vous pouvez le constater, Madame, ce Plan est imparable. C’est mathématique. Par ailleurs, il va de soi que je n’en tirerai aucun bénéfice personnel puisque je ne garderai pas un seul des euros que vous aurez bien voulu me confier : je rendrai tout à la France en payant les produits que j’aurai importé en Chine. Enfin, si l’un ou l’autre de vos conseillers devait s’inquiéter de ce que mes paiements risquent d’entrainer une hausse de l’euro, il convient de noter que ce risque est entièrement stérilisé par l’opération de change que vous aurez vous-même effectuée pour me virer des yuans.

Je crois, Madame, pouvoir rendre ainsi un grand service à notre Économie Nationale & à son Redressement Productif & cette perspective est pour moi un tel honneur qu’il serait superflu de me verser le moindre salaire. Outre le rétablissement de notre balance commerciale, ce sera pour nous l’occasion de promouvoir les marinières à rayures horizontales Made in France dans l’Empire du Milieu & de faire voir au monde entier les trésors d’ingéniosité dont est capable votre Gouvernement. Ainsi donc, dans l’attente d’une réponse de votre part qui ne peut être que positive, je demeure avec respect,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Georges Kaplan

Guerre monétaire et victimes collatérales

À l’heure où j’écris ces lignes l’euro se négocie contre 1,35 dollars ce qui revient à dire qu’un dollar américain vaut 74 centimes d’euros. Pour certain un nombre de commentateurs, à ce prix là, l’euro est beaucoup trop cher à moins que ce ne soit le billet vert de l’oncle Sam qui est bradé ; de toute manière ça revient au même : il faut, disent-ils, écrivent-ils, scandent-ils, dévaluer l’euro puisque les américains refusent de faire remonter la valeur du dollar. Il nous faudrait une bonne grosse dévaluation compétitive.

Pourquoi donc ? Eh bien c’est fort simple : aux cours actuels, un produit que nous vendons 100 euros, une fois converti en dollars, se vend 135 dollars ; or, si par hypothèse nous devions décider de faire baisser la valeur de nos euros de – mettons – 25% par rapport au billet vert, ce même produit ne vaudrait plus que 101 dollars et 25 cents une fois l’Atlantique traversé. Nous en vendrions ainsi beaucoup plus, nos entreprises seraient florissantes, notre balance commerciale serait équilibrée sinon excédentaire, notre économie serait prospère et nous viendrions enfin à bout du chômage. Bref, ça serait formidable.

Mais pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?

Mais, me diriez-vous, ce doit être drôlement difficile de faire baisser la valeur de l’euro (ou monter celle du dollar). Point du tout ! C’est même très simple. En deux mouvements : (i) quelque part dans l’Eurotower de Francfort-sur-le-Main, un collaborateur de la Banque centrale européenne actionne la planche à billet et créé – mettons – 100 milliards d’euros [1] et (ii) le même collaborateur ou un autre utilise ces 100 milliards d’euros pour acheter des dollars. Résultat des courses : le dollar monte, l’euro baisse et l’affaire est dans le sac.

Je vous sens dubitatifs. Si c’est si simple, si les effets attendus d’une telle mesure sont si bénéfiques, comment est-il possible que nous ne l’ayons pas encore fait ? Face à cette interrogation métaphasique, le corps électoral se scinde en deux – et cette fracture transcende complètement ces notions dépassées que sont la gauche et la droite : il y a ceux qui pensent que c’est un complot ourdi par nos élites, le grand capital, les marchés financiers et les agences de notation et il y a ceux qui, ne croyant plus depuis longtemps au Père Noël et à la petite souris, se doutent bien qu’il y a un loup [2]. Et, en effet, il y en a un ; il y a même une meute entière.

Primus lupus

L’économie n’est pas une guerre, c’est une compétition sportive et, comme dans toutes les compétitions sportives, il y a des règles ; des règles qui ne sont pas des lois imposées par un gouvernement déterminé mais des règles que tous respectent pour la simple et bonne raison qu’il est dans l’intérêt de tous que les choses de passent bien ; parce que quand un joueur commence à tricher, là, pour le coup, le jeu dégénère en guerre. Par exemple, au rugby, il est rigoureusement interdit de faire une passe en avant ; vous pouvez, si ça vous chante, faire jouer votre équipe avec des sabots mais ce n’est en aucune manière une excuse pour tricher.

Or voilà, le commerce international fonctionne à peu près de la même manière : qu’il y ait un arbitre (l’OMC) ou pas, il y a, depuis la fin de la seconde guerre mondiale [3], une règle, un gentlemen agreement qui dit qu’on ne pratique pas la dévaluation compétitive. Dans la pratique, bien sûr, il arrive que certains État tentent d’y recourir malgré tout mais, au moins, ils le font discrètement et à doses infinitésimales. Et s’ils sont si discrets, c’est que, depuis les années 1930, tout le monde à bien compris que si un joueur commence à faire des passes en avant, tous les joueurs vont s’y mettre : dévaluation compétitive, contre-dévaluation compétitive et ainsi de suite ; le seul résultat, c’est l’inflation urbi et orbi.

Secundus lupus

Et quand bien même, à supposer que vos voisins soient bonnes poires et ne répondent pas à votre dévaluation par une contre-dévaluation, vous n’êtes pas sortis de l’auberge pour autant. Le fait est qu’en dévaluant l’euro de 25% par rapport au dollar, vous ne rendez pas seulement vos exportations plus compétitives : vous renchérissez dans le même mouvement toutes vos importations d’un tiers de leurs prix initiaux. Démonstration : si un produit vaut 135 dollars avant la dévaluation et donc 100 euros, après dévaluation, le même produit vous coûtera 133 dollars et 33 cents ; 33,3% de plus.

Ça a l’air trivial mais il faut bien mesurer qu’il existe une foule de choses que nous importons parce que nous n’avons pas d’autre option – typiquement, du pétrole [4]. C'est-à-dire qu’en dévaluant, nous allons aussi importer de l’inflation ; soit directement dans les paniers de nos ménagères (votre pack de Coca-Cola), soit via les coûts de production des entreprises européennes qui utilisent des matières premières ou des composants achetés en dollars. Notre secundus lupus, c’est donc une perte de pouvoir d’achat pour les ménages, une baisse de notre consommation de produits importés mais aussi, par effet d’arbitrage [5], de produits locaux.

Tertius lupus

Ce qui nous amène tout naturellement à notre tertius lupus : en important de l’inflation dans nos coûts de production, nous annulons une partie de l’avantage procuré par la dévaluation à l’export et, pour faire bonne mesure, nous donnons un bon coup de massue à notre demande interne ; c'est-à-dire à toutes les entreprises françaises ou domiciliées en France qui vivent grâce à nous. En d’autres termes, si on a créé des emplois d’un coté, on en détruit de l’autre.

Les partisans d’une politique de dévaluation compétitive vous assurerons, la main sur le cœur, que le premier effet l’emportera sur le second et qu’au total, nous en sortirons gagnants. Il serait vain et, pour tout dire, presqu’impossible de lister tous les effets et contre-effets induits par une dévaluation. En revanche, ce qui est certain c’est que le fait de saper la valeur de notre monnaie ne créé pas de richesse : dès lors, si quelqu’un en tire un bénéfice (les entreprises exportatrices et, éventuellement, leurs salariés), c’est que quelqu’un en a payé le prix (les importateurs).

Ce n’est rien d’autre qu’un transfert de richesses ; de la même manière que l’inflation transfère la richesse des épargnants vers ceux qui sont endettés, une dévaluation transfère le pouvoir d’achat de ceux qui importent vers ceux qui exportent. Au final, c’est un jeu à somme nulle qui n’aura pas d’autre effet que de transformer l’économie mondiale en champ de bataille – au sens figuré ou sens propre du terme.

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[1] N’ayez aucune inquiétude : ça ne coûte rien ; même pas du papier ou de l’encre ; c’est une simple écriture comptable par laquelle la BCE crédite elle-même un de ses comptes de la somme susdite.
[2] Il y a aussi, pour être exhaustif, celles et ceux qui ont quelques notions d’économie.
[3] Ce n’est pas un hasard.
[4] Nous avons bien du gaz de schistes mais le principe de précaution…
[5] Vous avez absolument besoin d’essence ; donc, vous sacrifiez une partie de votre budget restaurant.

Le dashboard de M. Draghi

Via Anthony Cross

Qui a signé le contrat social ?

Je suis comme Voltaire, je n’aime pas Rousseau. Je n’aime pas Rousseau parce que je ne lui trouve ni qualités morales – un type qui abandonne ses cinq enfants à l’assistance publique pour continuer à mener sa vie de parasite ne mérite que mon mépris –, ni qualités intellectuelles – son Contrat social ne mérite même pas le titre flatteur de théorie ; c’est, au mieux, de la démagogie ; un vœu pieux ; un vague « on n’a qu’à faire comme si… » Mais laissons là M. Rousseau et sa vie misérable et parlons plutôt de ce contrat social.

Pour qu’un tel contrat existe, il faudrait, quant au fond, que nous en connaissions les clauses et, pour la forme, que nous l’ayons signé ; au moins implicitement.

Le fond de la chose.

Commençons par le fond. Si j’en crois Élisabeth Lévy, qui semble, une fois n’est pas coutume, être d’accord avec M. Hollande, ce contrat serait matérialisé par l’impôt en tant qu’« instrument de la redistribution ». Fort bien. Ainsi donc, pour Élisabeth notre contrat social se caractériserait par un impôt (fortement) progressif destiné à pourvoir à cette « passion française » (comme nous le rappelle Daoud Boughezala) pour l’égalité des conditions matérielles. C'est-à-dire que notre contrat social serait le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels. Après tout, là où nous en sommes, pourquoi pas ? Il est bien possible qu’Élisabeth ait raison ; il semble en tout cas que son interprétation de la chose soit parfaitement en phase avec celle de notre personnel politique, d’un extrême à l’autre de l’hémicycle, et avec celle de l’opinion publiée [1].

Ce qui me pose problème ici, c’est que si notre contrat social est le manifeste de MM. Marx et Engels, alors, pardon, mais je refuse obstinément et avec la dernière vigueur d’être engagé par ce texte. Pas un mot, pas même une virgule. Pour moi, le contrat social de la nation française, c’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; ce texte manifestement tombé en désuétude qui consacre l’égalité en droits - c'est-à-dire devant la Loi – et le principe d’un impôt « également réparti entre tous les Citoyens en raison de leurs facultés » (i.e. cette idée dangereusement extrémiste d’une flat tax) dont l’objet est de financer l’entretien de la force publique et les dépenses d’administration (et pas un simulacre de solidarité).

Et donc voilà : manifestement, Élisabeth et moi n’avons signé le même contrat et je suspecte qu’il existe à cet instant précis autant d’interprétations de la chose en question que de lecteurs de cette phrase. Naturellement, c’est un problème ; cela signifie que nous avons tous une interprétation différente de ce pacte qui est supposé définir nos droits et nos devoirs ; les règles fondamentales de notre vie commune. Ainsi, je pose la question : quelle consistance peut bien avoir un contrat qui lie des signataires qui ont tous des interprétations différentes de ses clauses ?

Encore faudrait-il que nous l’ayons signé.

Ce qui m’amène tous naturellement à mon deuxième point ; la condition de forme : j’espère ne choquer personne en affirmant qu’un contrat n’est valide que s’il a été librement signé par les parties qu’il engage. C’est le b.a.-ba. Un contrat qui définit nos droits et nos devoirs sans que nous ayons eu, à aucun moment, l’occasion de le signer ou de n’en rien faire ; un contrat qui s’impose à nous du simple fait de notre naissance ; un contrat dont on nous impose l’exécution avec pour seules alternatives l’exil ou le trépas ; c’est un contrat de servage, d’esclavage ou, plutôt et pour parler justement, ce n’est pas un contrat du tout.

Or voilà, je ne sais pas pour vous, mais il se trouve qu’en ce qui me concerne, c’est tout à fait le cas : je n’ai pas signé ce contrat, il ne s’impose à moi que parce que je suis né français et les seuls moyens dont je dispose pour y mettre fin sont la fuite ou la mort. Permettez-moi d’insister sur ce dernier point : si vous êtes partisan du contrat social de MM. Marx et Engels – taux d’imposition prohibitif, règlementation invasive, interventionnisme et redistribution à tous les étages – sachez que moi, je ne le suis pas. Je n’y consens pas et la seule raison qui fait que j’obtempère, c’est que vous m’y forcez ; c’est le prix que vous exigez pour me laisser vivre dans le pays de mes ancêtres.

Élisabeth écrit qu’« il en va de l’impôt comme du contrat social : ils n’existent pas sans coercition, et pas non plus sans consentement. » Je répondrais sur le contrat social comme Murray Rothbard répondait sur l’impôt : il suffirait de laisser chacun décider librement s’il souhaite ou non payer l’impôt qu’on lui réclame pour démontrer qu’au regard du taux et des contreparties, il y a là beaucoup de coercition et bien peu de consentement.

Le refonder ou cesser d’en parler.

Alors voilà, au risque de choquer les bonnes âmes : un contrat que personne n’a signé et dont personne ne connait les clauses, n’existe tout simplement pas. Laissez-moi dire les choses bien nettement : nous n’avons pas de contrat social. Voilà bien longtemps que la DDHC de 1789 a cessé d’être notre Bill of Rights [2], que nos gouvernants s’assoient dessus et que nos concitoyens s’en moquent comme d’une guigne. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer les motifs qui ont amené notre Conseil constitutionnel à invalider la taxe « Lutte des Classes » de M. Hollande : dans ce texte en contradiction totale avec et l’esprit et la lettre de la DDHC, ils n’ont trouvé qu’un obscur point de détail à ronger.

Et pourtant, Dieu sait que nous aurions besoin d’un contrat social. Si ceux qui nous ont précédés ont prit tant de soins à rédiger notre DDHC, le Bill of Rights américain, la Pétition des droits anglaises ou la Grundgesetz allemande [3], ce n’est pas pour tuer le temps mais bel et bien que ces hommes qui avaient connu l’arbitraire étaient bien placés pour mesurer à quel point tout pouvoir, fût-il démocratique, doit avoir des limites.

Voilà la véritable nature du contrat social : c’est un ensemble de principes qui définit les droits du citoyen en tant qu’individu et, par là même, les limites du pouvoir ; c’est la loi fondamentale qui s’impose au pouvoir lui-même. C’est de ces textes que naissent les nations de citoyens par opposition aux peuples de sujets ; c’est pour les défendre que des générations d’hommes ont risqué leur vie et l’on si souvent perdue ; c’est un de ces textes, la DDHC de 1789, qui formait le socle de notre patrie jusqu’à ce que nous l’abandonnions pour poursuivre les fantasmes de M. Rousseau.

« Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. [4] » Peut être un jour ferons-nous enfin mentir Chateaubriand. Peut-être un jour cesserons-nous de vouloir faire de notre République un république sociale ; ce « mot ambigu, notait Hayek, qui a acquis le pouvoir de vider les noms qu’il qualifie de leur signification. » Peut-être un jour arrêterons-nous de poursuivre la chimère égalitariste [5] et reprendrons-nous possession de notre liberté. Mais d’ici là, de grâce, cessez d’invoquer le contrat social.

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[1] Point Winston Churchill : « il n’existe rien de tel qu’une opinion publique ; il n’existe qu’une opinion publiée. »
[2] Les dix premiers amendements de la Constitution des États-Unis ; probablement le meilleur texte constitutionnel, le meilleur contrat social jamais écrit à ce jour.
[3] Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, la loi fondamentale allemande adoptée en 1949.
[4] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe.
[5] « En général, en France, on abandonne trop volontiers la liberté, qui est la réalité, pour courir après l’égalité, qui est la chimère. C’est assez la manie française de lâcher le corps pour l’ombre. » Victor Hugo à sa femme, le 6 juillet 1836.

Expériences monétaires en cours…

Dans le cours normal de leurs opérations la Banque centrale européenne (BCE) et la Federal Reserve américaine (Fed) cherchent à piloter le niveau des taux d’intérêt pratiqués par les banques commerciales de leurs zones monétaires respectives. Schématiquement, le volet monétaire du policy mix néokeynésien consiste à faire baisser le niveau des taux lors des crises pour inciter entreprises et ménages à s’endetter pour consommer et investir et, a contrario, à faire remonter les taux dès que la banque centrale perçoit des tensions inflationnistes.

De chaque coté de l’Atlantique, ce contrôle des taux bancaires est assuré par le pilotage des conditions de refinancement des banques ; c'est-à-dire le taux auquel elles peuvent elles-mêmes emprunter de l’argent à court terme pour le prêter à long terme. Néanmoins, si l’objectif et les effets sont essentiellement les mêmes, les méthodes de la Banque centrale européenne et de la Federal Reserve diffèrent quant à leur forme.

Méthodes différentes, effets similaires.

Lorsqu’elle désire assouplir sa politique et faire baisser le taux des Fed Funds (le taux du marché interbancaire américain), la Federal Reserve créé des dollars ex-nihilo et les utilise pour acheter des obligations – principalement des bons du Trésor des États-Unis – sur le marché secondaire ; ce faisant, elle acquiert donc un portefeuille d’obligations tandis que ces contreparties voient leurs comptes crédités des dollars fraichement imprimés [1] : c’est cet afflux d’argent frais dans le système bancaire qui permet aux taux du marché interbancaire de baisser et, par voie de conséquence, aux banques de proposer des financements moins onéreux à leurs clients. Naturellement, l’opération inverse consiste tout simplement à revendre ce portefeuille afin de pomper les liquidités qui circulent dans le système bancaire.

Contrairement à son homologue américaine, la Banque centrale européenne n’achète normalement pas d’obligations sur le marché mais injecte sa création monétaire via des prêts accordés aux banques. Ces prêts ont normalement une durée de vie d’une semaine (Main Refinancing Operations) ou de quelques mois (Longer-term Refinancing Operations) et font l’objet d’un nantissement ; c'est-à-dire que les banques doivent apporter des actifs – typiquement des obligations d’État – en garantie de leurs créances (on parle de collatéral). C’est en pilotant le montant et le taux auquel elle accorde ses prêts que la BCE influe sur les conditions de refinancement du système bancaire et donc, sur l’activité de crédit dans la zone euro.

Les méthodes diffèrent mais les effets sont identiques : dans un cas comme dans l’autre, un assouplissement de la politique monétaire se traduit par un accroissement de la base monétaire, une demande accrue pour les obligations d’État (directement dans le cas de la Fed ; via les besoins de collatéral des banques commerciales dans le cas de la BCE) et, naturellement, ces deux méthodes se traduisent également par une augmentation des revenus des banques centrales (les intérêts du portefeuille obligataire de la Fed ou ceux des prêts accordés au banques par la BCE) et donc, ceux de leurs actionnaires – c'est-à-dire nos États.

Les bazookas monétaires.

Lorsque la crise actuelle s’est déclenchée, les deux banques centrales ont commencé par utiliser ces méthodes habituelles : la Fed a réduit le taux cible des Fed Funds de 5.25% en septembre 2007 à moins de 0,25% depuis décembre 2008 ; la BCE lui a emboité le pas un an plus tard en réduisant le taux des Main Refinancing Operations de 4,25% en juillet 2008 à 0,75% actuellement. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les effets sur le marché du crédit, sur la croissance et sur l’emploi n’ont pas étés au rendez-vous ; raison pour laquelle les banquiers centraux en sont venus à utiliser des méthodes non-conventionnelles – celles que la presse désigne habituellement sous le nom de Quantitative Easing [2].

Outre-Atlantique, les QE prennent une forme tout à fait similaire aux opérations habituelles de la Fed à deux différences près : les montants mis en œuvre qui sont beaucoup plus importants et l’objectif poursuivi qui n’est plus de faire baisser les Fed Funds (qui sont déjà pratiquement à zéro) mais d’agir directement sur les taux à long terme et d’assainir le bilan des banques en rachetant les actifs de qualité douteuse qu’elles détiennent. Au cours des 5 années écoulées (du 30/01/2008 au 30/01/2013), la base monétaire du dollar est ainsi passée de 827 milliards à 2 742 milliards de dollars et la Fed est devenue, de loin, le premier créancier de l’État américain.

De son coté, la BCE a également procédé à des achats d’obligations (le Securities Market Programme et les deux Covered Bond Purchase Programmes) pour 271 milliards d’euros mais a surtout mis en place deux opérations de refinancement d’une durée exceptionnelle (des LTROs à 3 ans) pour un montant total de 1 018,7 milliards d’euros. Par ailleurs, confrontée aux craintes d’une éventuelle explosion de la zone euro – c'est-à-dire la possibilité qu’un ou plusieurs États en difficulté réinstaurent leur ancienne monnaie nationale et la dévaluent dans la foulée – elle a du créer un programme d’achat d’obligations souveraines potentiellement illimité (les Outright Monetary Transactions) mais ce dernier n’a pas encore été activé.

Panne système.

Au total, la base monétaire de l’euro a gonflé de 870 milliards au 30 janvier 2008 à 1 631 milliards d’euros au 30 janvier 2013 ; soit une expansion de 87% alors que la base monétaire du dollar a plus que triplée. Même sans tenir compte des opérations de stérilisation de la BCE – qui consistent, pour l’essentiel, à offrir aux banques des comptes rémunérés à une semaine pour pomper la liquidité créée par les programmes d’achats d’obligations – la croissance de la base monétaire de l’euro reste nettement inférieure à celle du dollar ; ce qui conduit un certains nombre d’observateurs à conclure à une certaine frilosité de l’institution européenne.

Cette constatation mérite d’être nuancée. En premier lieu, si on les rapporte aux Produits intérieurs bruts des États-Unis et de la Zone Euro, les bases monétaires du dollar et de l’euro sont aujourd’hui sensiblement identiques ; au 30 janvier 2013, elles représentent 17,5% et 17,2% du PIB 2012 respectivement. La raison en est fort simple : c’est qu’avant la crise, la base monétaire de l’euro (9,6% du PIB 2007) était proportionnellement plus importante que celle du dollar (5,9% du PIB 2007).

Par ailleurs, l’expansion de la base monétaire n’est pas, en elle-même, un objectif de politique monétaire mais un moyen. Comme évoqué plus haut, le but que poursuivent les banquiers centraux est une expansion du crédit et donc, des masses monétaires. Or, c’est précisément ce mécanisme de transmission – le multiplicateur monétaire – qui ne fonctionne plus des deux cotés de l’Atlantique : si l’on utilise l’agrégat M1 comme mesure des masses monétaires, il n’a, au cours des 5 dernières années, augmenté que de 79% pour le dollar et d’un tiers pour l’euro ; c'est-à-dire beaucoup moins vite que les bases monétaires. En d’autres termes, le multiplicateur monétaire est cassé.

Mener un cheval à la rivière.

En effet, l’essentiel de la création monétaire des 5 dernières années reste détenu par les banques sur leurs comptes auprès des banques centrales : aux États-Unis ces réserves excédentaires atteignent un montant équivalent à 79% de l’expansion de la base monétaire ; dans la Zone Euro, c’est plus de 100% [3]. C’est à dire que les banques centrales ont beau créer des dollars et des euros par milliards, les banques ne prêtent pas plus pour autant et leurs clients rechignent à s’endetter d’avantage.

Les anglophones ont un dicton qui dit que vous pouvez mener un cheval à la rivière, mais vous ne pouvez pas le forcer à boire [4]. C’est exactement la situation dans laquelle nous sommes : les banques, qui craignent à juste titre un durcissement de leur environnement réglementaire et la dégradation de la situation financière de leurs clients, préfèrent stocker des liquidités plutôt que de rouvrir les vannes du crédit ; les entreprises et les ménages, qui considèrent avec inquiétude l’enlisement de la crise et les conséquences fiscales des politiques budgétaires de nos gouvernants, évitent soigneusement de s’endetter et préfèrent constituer une épargne de précaution.

C’est là toute l’ironie de cette crise où, d’une main, les pouvoirs publics tentent désespérément d’encourager le secteur privé à s’endetter et à investir – ce qui, vous l’aurez noté, est précisément le type de politiques qui est à l’origine de ladite crise – alors que, de l’autre, ils lui donnent les meilleures raisons du monde de n’en rien faire. Comment ne pas s’étonner de ce que nos gouvernants poussent les banques à prêter en les refinançant presque gratuitement alors que, dans le même mouvement, ils durcissent encore un peu plus les règlementations qui visent l’effet inverse ?

L’heure des choix.

L’histoire nous enseigne qu’une économie de marché n’a besoin pour prospérer que de deux choses toutes simples : une monnaie saine et un environnement réglementaire et fiscal qui favorise la liberté des échanges et l’initiative privée. Que nos gouvernants entendent la voie la raison et nous en serons quittes pour une poussée inflationniste accompagnée d’un crash obligataire et nous pourrons alors repartir sur des bases saines ; un moindre mal pour un grand bien. Dans le cas contraire, la science économique n’a plus rien à nous enseigner, c’est dans livres d’histoire que nous pourrons deviner ce qui nous attend.

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[1] C’est, bien sûr, un abus de langage : l’essentiel de la monnaie centrale est créée sous forme électronique.
[2] Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire des banquiers centraux et n’a, à vrai dire, pas de définition bien précise.
[3] Les lecteurs avertis s’étonneront peut être de ce chiffre : il s’agit non seulement des réserves excédentaires en compte courant mais aussi des soldes de la facilité de dépôt (Deposit facility) et des dépôts à termes (Fixed-term deposits).
[4] Plus exactement : You can lead a horse to water, but you can’t make it drink.

Votre mot de passe

On ne va pas épiloguer pendant 150 ans, vous avez besoin : De mots de passe très forts (à partir de 128 bits), un par site (sauf, éventuel...