Liberté économique 2012

Dans l’introduction du rapport annuel Economic Freedom of the World 2012 du Fraser Institute [1] :

  1. En 2010, les nations classées dans le premier quartile de liberté économique (les 25% les plus libres) affichaient un PIB par habitant moyen de $37 691 alors que celui des pays du dernier quartile (les 25% les moins libres) n’atteignait que $5 188 [2].
  2. Au sein des pays du premier quartile, le revenu moyen des 10% les plus pauvres était de $11 382 contre $1 209 pour ceux du dernier quartile ; par ailleurs, les citoyens les plus pauvres des pays les plus libres sont en moyenne deux fois plus riches que l'ensemble des citoyens des pays les moins libres.
  3. L’espérance de vie des habitants des pays du premier quartile atteint 79,5 ans ; dans les pays du dernier quartile, elle n’est que de 61,6 années.
  4. Les libertés civiles et politiques sont considérablement plus élevées dans les pays économiquement libres que dans les nations les moins libres.

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[1] L’enquête annuelle du Fraser Institute, un think tank canadien, est publiée depuis 1996 (voir freetheworld.com) ; à ne pas confondre avec le Index of Economic Freedom de la Heritage Foundation en partenariat avec le Wall Street Journal qui est publié depuis 1995 (voir heritage.org/index).
[2] Dollars internationaux courants.

Les nouvelles du matin...

À fin août, le nombre de chômeurs de catégorie A en France métropolitaine franchissait officiellement le seuil psychologique des 3 millions (3,011 exactement) ; en incluant les catégories B et C, ce chiffre est désormais de 4,495 millions. En 2011, étude de l'Insee évaluait le nombre de chômeurs non-comptabilisées à 850 000 personnes.

Du coté de ceux qui ont encore un emploi, selon les calculs de Fiducial, la suppression de la défiscalisation des heures supplémentaires devrait entraîner une baisse de 3% de la rémunération nette de plus de 1,8 million de salariés travaillant dans les TPE (-43,78 euros par mois ; -525 euros par an).

Quoique les heures supplémentaires risquent de ne bientôt plus concerner le secteur automobile français : au cours des 8 premiers mois de l’année 2012, les immatriculations de voitures particulières s’élèvent à 1,29 millions de véhicules ; soit un recul de 13,4% par rapport aux 8 premiers mois de 2001 (1,49 millions) contre -7.1% dans l’UE27 en moyenne.

Par ailleurs, après Air France, PSA, Sanofi, Petroplus, le laboratoire Lundbeck et Doux (entres autres), c’est ArcelorMittal qui serait en train de préparer la fermeture définitive des haut-fourneaux P3 et P6 à Hayange et qui envisage la suppression de 550 emplois à moins que le gouvernement ne rachète les hauts fourneaux et l’activité d’aciérie du groupe pour un euro symbolique.

À ce propos, justement, dans une étude récente, Euler Hermes notait que, de janvier à août 2012, les 15 plus grosses faillites françaises représentaient un C.A. cumulé de 6,8 milliards d’euros. L’assureur-crédit estime à 63 000 le nombre de défaillances d’entreprises françaises en 2012 et en prévoit 64 000 en 2013.

Pendant ce temps, l’indicateur du climat des affaires publié par la Commission européenne continue de plonger ; il est désormais à -1,34, son niveau le plus bas depuis octobre 2009.

Décidément, les nouvelles du matin ne sont pas très bonnes...

Quand Greenspan recommandait les ARMs

Alan Greenspan, le 23 février 2004 :

« One way homeowners attempt to manage their payment risk is to use fixed-rate mortgages, which typically allow homeowners to prepay their debt when interest rates fall but do not involve an increase in payments when interest rates rise. Homeowners pay a lot of money for the right to refinance and for the insurance against increasing mortgage payments. Calculations by market analysts of the "option adjusted spread" on mortgages suggest that the cost of these benefits conferred by fixed-rate mortgages can range from 0.5 percent to 1.2 percent, raising homeowners' annual after-tax mortgage payments by several thousand dollars. Indeed, recent research within the Federal Reserve suggests that many homeowners might have saved tens of thousands of dollars had they held adjustable-rate mortgages rather than fixed-rate mortgages during the past decade, though this would not have been the case, of course, had interest rates trended sharply upward. »

Si vous voyez ce que je veux dire...

Source : Seeking Alpha

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Charlie Hebdo : soutenir ou censurer ?

Une des grandes différences qui opposera toujours les libéraux et leurs antagonistes socialistes, c’est que les défenseurs de la Société libre n’ont pas la prétention de construire une société parfaite et n’envisagent pas une seconde que nous puissions un jour vivre dans un paradis terrestre.

Dans une Société libre, vous ne pouvez pas exiger pour vous-même le droit de disposer librement du fruit de votre travail tout en réclamant que l’État subvienne à vos besoins.

Dans une Société libre, vous ne pouvez pas exiger pour vous-même le droit d’élever des enfants tout en réclamant que ce droit soit refusé à celles et ceux dont les orientations sexuelles vous déplaisent.

Dans une Société libre, vous ne pouvez pas exiger pour vous-même le droit de vous vêtir comme bon vous semble tout en réclamant que l’on interdise à d’autres de porter une burqa ou une kippa.

Dans une Société libre, enfin et puisque c’est le sujet qui nous occupe, vous ne pouvez pas exiger pour vous-même le droit d’exprimer librement votre opinion tout en réclamant que l’on interdise à d’autres de faire de même.

Dans une société libre, vous devrez souffrir que d’autres soient plus riches que vous, vous devrez admettre que des couples homosexuels forment des familles, vous devrez supporter que votre voisine soit voilée de la tête aux pieds et vous devrez accepter que Charlie Hebdo se complaise dans la provocation. La liberté, ça a des inconvénients.

N’est responsable que celui qui est libre

Il n’a échappé à personne que la publication des caricatures incriminées ne relève de rien d’autre que du coup marketing à peu de frais. Ce faisant, Charlie Hebdo à fait usage de sa liberté mais cette liberté a aussi ses inconvénients ; au premier titre desquels : la responsabilité. En provocant sciemment une partie du monde musulman – la partie moyenâgeuse, violente et revendicatrice – l’hebdomadaire expose nos concitoyens et plus particulièrement ceux qui vivent en terre d’Islam à des représailles. Dans une Société libre, Charlie Hebdo, en faisant usage de sa liberté, engage aussi sa responsabilité : si cette caricature met effectivement en péril la sécurité ou, pire encore, la vie d’un certain nombre de français, l’hebdomadaire devra répondre de ses actes et en assumer pleinement les conséquences. La liberté, contrairement à ce que certains se plaisent à faire croire, ne signifie pas l’absence de règles.

Mais dans une société socialiste, il en irait tout autrement. Dans une telle société, la liberté d’expression et donc la liberté de la presse seraient contraintes par les lois. Parce que l’égoïsme des hommes, s’il n’est pas réfréné, pousse à « la guerre de tous contre tous », parce que les intérêts individuels doivent céder devant l’intérêt général, la société socialiste ne peut souffrir qu’un hebdomadaire, fût-il satirique, mette la sécurité de la nation en péril pour s’offrir un coup de pub. Dans une société socialiste, les restrictions imposées à la liberté de la presse ne sont pas seulement légitimes, elles sont une responsabilité de l’État ; dans une telle société, Charlie Hebdo aurait donc agît dans le cadre des règles fixées par la puissance publique : la publication de telles caricatures, si elle est autorisée, c’est l’État lui-même qui en porte la responsabilité. Et l’État, comme vous le savez, c’est nous.

La liberté et son alternative

Ainsi donc, nous sommes placés face à deux choix de société parfaitement antagonistes. La société libre pose le principe de la liberté absolue de la presse et affirme la responsabilité pleine et entière de cette dernière quant aux conséquences de ses actes. La société socialiste, au contraire, encadre cette liberté par la loi et fait porter la responsabilité de ce qui est publié sur l’État, c'est-à-dire, en régime démocratique, sur la nation toute entière. Dans le premier cas, le gouvernement peut regretter officiellement la provocation de Charlie Hebdo tout en rappelant à ceux qui s’en offusquent que les lois de la Républiques lui interdisent d’intervenir. Dans le second, il doit choisir entre soutenir explicitement ou implicitement l’hebdomadaire – et donc nous en faire subir les éventuelles conséquences – et le censurer purement et simplement.

La liberté d’expression, quand elle est absolue, quand, au-delà du marbre de nos édifices publics, elle est gravée dans le cœur de chaque citoyen comme un principe qui ne souffre aucune exception, n’engage que celles et ceux qui en font l’usage. Je ne suis pas responsable de ce qu’écrit ou dessine Charlie Hebdo. Bien sûr, un monde de liberté d’expression sans limites n’a rien d’un paradis terrestre : on ne peut pas exclure que quelques islamistes décident néanmoins de se venger sur certains de nos concitoyens et c’est aussi un monde dans lequel les idées les plus abjectes auront droit de cité. Les inconvénients, pour vous comme pour moi, sont nombreux mais considérez bien l’alternative et souvenez-vous, comme l’écrivait Karl Popper, que « ceux qui nous promettent le paradis n’ont jamais rien créé d’autre que des enfers. »

Eurogeddon

S’il est un graphique qui résume magnifiquement la courte histoire de l’euro, c’est bien celui que je vous propose ci-dessous. Il retrace l’évolution des taux d’intérêt moyens des obligations souveraines à dix ans d’une sélection d’État membres de la zone euro [1] de janvier 1993 à août 2012.

(Cliquez pour agrandir)

Le grand mouvement de convergence que vous observez de 1993 à 1997 est une conséquence directe de la construction de l’Union Européenne et de la création de l’euro [2]. Ce processus a commencé dès les premières négociations, s’est accéléré avec la signature du traité de Maastricht (février 1992), puis du Pacte de stabilité et de croissance (juin 1997) et a abouti à ce que, lorsque l’euro a été officiellement lancé en janvier 1999, l’écart entre les taux à dix ans italiens et leurs homologues allemands n’était plus que de 0,22% contre 6,28% quatre ans plus tôt. Durant les huit années qui vont suivre, c'est-à-dire jusqu’à fin 2007, les taux longs des États membres de la zone euro vont ainsi évoluer dans un étroit couloir ; l’écart le plus élevés sera observé entre le dix ans grecs et le bund allemand juste après qu’Athènes ait adopté l’euro et il ne sera que de 0,61%.

Ces écarts de taux, les financiers parlent de spreads, ont une signification économique très précise : ce sont des primes de risque. Si, en janvier 1993, l’État grec doit s’acquitter d’un taux d’intérêt moyen de 24,5% - soit 17,35% de plus que l’Allemagne – c’est qu’acheter de la dette publique grecque à l’époque, c’était un investissement pour le moins spéculatif : entre 1989 et 1993, avec un déficit budgétaire moyen de 13,6%, la dette publique hellène explosait de 69% à 110% du PIB et, le gouvernement d’Athènes disposant d’une planche à billets, l’inflation de la drachme tournait autour de 17% par an. Prêter à l’État grec, c’était donc extrêmement risqué et les seuls investisseurs qui s’y risquaient réclamaient un surcroît de rémunération en contrepartie du risque qu’ils acceptaient de prendre, un spread par rapport aux emprunts d’État allemands, une prime de risque.

La grande convergence

Or, au fur et à mesure que la création de la zone euro se concrétise, cette prime de risque va progressivement disparaître ; c'est-à-dire que les créanciers de nos États – compagnies d’assurance, fonds d’investissement, organismes de retraite, banques… [3] – vont considérer que le simple fait qu’un État adopte l’euro réduit considérablement le risque qu’ils prennent en lui prêtant de l’argent et donc, la prime qui y est associées. Il y a à cela au moins trois raisons :

La première, c’est que les différents traités qui ont ponctué la création de l’UE et l’avènement de l’euro imposent aux États qui les ont signés une discipline budgétaire stricte qui, si elle est bien respectée, offre à leurs créanciers une garantie supplémentaire quant à leur solidité financière. Par exemple, le traité de Maastricht préconisait un déficit budgétaire inférieur à 3% du PIB et exigeait des États qui souhaitaient rejoindre la zone euro un endettement public inférieur à 60% du PIB. Dès lors, il était tout à fait rationnel de considérer qu’un État qui s’engageait à respecter ces contraintes devenait de facto un débiteur sûr.

Par ailleurs, la signature de ces traités a créé un aléa moral. C'est-à-dire que les créanciers des États membres de la zone euro ont supposé qu’en cas de difficultés financières d’un de ces derniers, les autres viendraient à son secours. Bien sûr, il n’y avait là aucune certitude – raison pour laquelle des États comme l’Italie ou l’Espagne ont continué à payer une petite prime de risque par rapport à l’Allemagne – mais il y avait, chez la plupart des investisseurs, une forte présomption. La suite des évènements, d’ailleurs, à prouvé qu’ils avaient raison.

Enfin, bien sûr, les ascendances teutonnes de la Banque Centrale Européenne laissaient présager d’une gestion rigoureuse de la monnaie unique et permettaient d’évacuer le risque d’un usage immodéré de la planche à euros. Les créanciers de l’État grec savaient pertinemment que les drachmes qu’on leur rembourserait cinq ans plus tard auraient perdu plus de la moitié de leur valeur ; avec l’euro, ce risque disparaissait – au moins en grande partie – et la prime de risque liée aux politiques inflationnistes avec.

La grande divergence

Or voilà qu’aujourd’hui, après la convergence des années 1990, nous assistons à la grande divergence. Depuis fin 2007, le charme est comme rompu et les taux des dettes souveraines se sont séparés en deux groupes : il y a ceux qui baissent – Allemagne, Autriche, Belgique, France, Pays-Bas… – et ceux qui s’envolent – pour faire court, les PIIGs. On entend dire beaucoup de choses sur cette fameuse « crise de l’euro » et sur l’éclatement de la zone qui devrait en être l’épilogue mais, arrêtez moi si je me trompe, il me semble que personne n’explique en quoi, précisément, la situation financières de ces États est liées à la fin de l’expérience monétaire européenne. Eh bien c’est très simple : la prime de risque est de retour.

Si vous observez les taux des obligations portugaises à dix ans aux alentours des 10%, ce n’est pas, contrairement à ce qu’on lit un peu partout que les marchés financiers « attaquent le Portugal » ; c’est que les créanciers du Portugal – au nombre desquels vous pourriez bien être sans le savoir – ont peur. Ils ont peur parce qu’ils savent pertinemment que la crise modifie les équilibres politiques de ces pays et que les classes politiques locales, trop lâches pour dire la vérité à leurs électeurs, préfèrent et de loin la fuite en avant qui consiste à accuser l’euro de leurs propres errements. Ils ont peur parce que plutôt que de remettre leurs finances publiques en ordre, ces gouvernements ou leurs successeurs pourraient bien être tentés de restaurer leurs monnaies nationales dans le seul et unique but de les dévaluer massivement dans la foulée. Ce que craignent les investisseurs c’est de ne pas être remboursés ou d’être remboursés en monnaies de singe ; ce qui revient au même.

C’est précisément cette situation que le traité de Maastricht, en limitant la dette et le déficit budgétaire des membres de la zone, cherchait à éviter. C’est précisément pour tenter de réduire cette prime de risque que Mario Draghi se propose de racheter les obligations de ces États au travers des fameuses Outright Monetary Transactions annoncées début septembre. C’est encore pour cette même raison que tout ce que Bruxelles compte de bureaucrates – à commencer par le président de la BCE lui-même – martèle à qui veut bien l’entendre que « l’euro est irréversible » et que « les craintes de dissolution de l’union monétaire sont infondées. » Mais ils auront beau fausser le thermomètre ou pratiquer la méthode Coué, la réalité ne changera pas pour autant : ce risque existe et, du point de vue de la plupart des investisseurs, il reste encore aujourd’hui beaucoup trop élevé [4].

La crise de l’euro, ce n’est que cela : une crise purement et exclusivement politique, la énième démonstration que les promesses, surtout quand elles sont émises par des États souverains, n’engagent que ceux qui les écoutent. Mais la grande ironie de l’histoire, c’est qu’au rythme où vont les choses en général et la planche à billet de M. Draghi en particulier, ce sont des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas qui vont finir par nous envoyer paître et quitter la zone euro. Il ne nous restera alors plus qu’à lancer les rotatives à plein régime et à regarder la suite du film en espérant que pour la première fois de l’histoire de la monnaie, un miracle se produira.

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[1] L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas et la Portugal.
[2] La convergence tardive des taux grecs est due au fait qu’Athènes n’a rejoint la zone euro que deux ans après les autres (en janvier 2001).
[3] C'est-à-dire, indirectement, vous et moi.
[4] Sauf, peut être, pour l’Irlande et le Portugal qui, en demandant le soutient du fonds de stabilité financière européen, donnent quelques garanties en la matière.

À bas le mariage civil, vive le mariage !

À la lecture de la réponse de Théophane Le Méné, il m’apparait que je n’ai pas été bien compris. C’est certainement de ma faute ; sans doute me suis-je mal exprimé : comme tout bon ouvrier, je vais donc remettre mon ouvrage sur le métier.

Commençons par le commencement : qu’est-ce qu’un mariage ou, plutôt, d’où peut bien provenir cette vénérable institution ? Le fait est que la reproduction de l’homos sapiens implique nécessairement l’interaction de deux représentants sexuellement différentiés de notre espèces – par convention un mâle et une femelle. C’est un fait entendu ; il n’est point utile d’y revenir. Néanmoins, en quoi cette contrainte propre à notre nature explique-t-elle que nous formions des couples pérennes ? Après tout, l’acte sexuel en lui-même ne prend – modulo les performances des uns et des autres – que quelques minutes. Dès lors, pourquoi diable avons-nous prit, depuis la nuit des temps, cette étrange habitude qui consiste à former des couples qui durent infiniment plus qu’il n’est nécessaire à la procréation ? La réponse est extrêmement simple, elle est aussi dans notre nature : c’est parce que nos enfants, sans l’assistance prolongée de leurs parents, ne pourraient pas survivre. La fonction sociale du mariage et de la famille qui en découle n’est pas la procréation mais la protection et l’éducation de nos enfants.

C’est la stratégie K. Le modèle évolutif des espèces qui, comme nous, ne peuvent survivre et se développer qu’en investissant sur leur progéniture. Un modèle parfaitement indépendant de notre de mode de reproduction mais totalement dépendant de cette impérieuse nécessité qui nous pousse à prendre soin de nos enfants ; un modèle commun à toutes les cultures depuis l’aube de l’humanité, sacralisé par toutes les religions depuis toujours et qui, si l’on suit David Hume, est probablement le socle même de nos sociétés : les enfants, constatant au travers de leurs parents les bienfaits de cette organisation sociale élémentaire, perçoivent dès leur plus jeune âge l’intérêt d’une vie sociale. La société repose sur la famille qui elle-même repose sur le mariage ; il en est ainsi depuis la nuit des temps, bien avant les États et les lois et je ne crois pas trop m’avancer en disant que cela fonctionnait plutôt bien.

Et il a donc fallu que l’État s’en occupe…

Or voilà qu’un beau jour de septembre 1792, il est apparu utile au législateur de légiférer sur cette question et d’instaurer ce que nous appelons aujourd’hui le mariage civil. Est-ce que l’absence d’un cadre réglementaire empêchait les couples de se former et d’élever des enfants ? Nos prédécesseurs auraient-ils constaté de graves carences quant à l’éducation des enfants ? La société était-elle menacée par ce vide juridique ? Point du tout : la seule et unique justification de cette prise en main était de transférer aux pouvoirs publics la tenue des registres d’état civil qui étaient jusque-là une des prérogatives de l’Église. Vous aurez beau chercher : il n’y en a pas d’autre. Si le mariage civil existe c’est uniquement pour que l’État puisse dûment vous ficher en tant que couples officiels puis, le cas échéant, en tant que parents. C’est de cette nécessité, dont je vous laisse libres de juger si elle est légitime ou non, que découle la réglementation du mariage : les formes contractuelles qui vous sont imposées, l’interdiction qui vous est faite de vous marier devant un curé sans être passés au préalable devant un officier d’état civil, l’impossibilité pour deux personnes du même sexe de se marier et j’en passe.

Nous sommes, à ce que l’on dit, citoyens d’une République ; République de res publicae, la chose publique. Au nom de quoi pouvez-vous considérer que mon mariage et ma famille sont des choses publiques ? Au nom de quels principes vous autorisez-vous à vous immiscer dans mon lit conjugal, à dicter les conditions, les formes et les conséquences de mon mariage ? Où donc commence ma vie privée – si tant est qu’une telle chose existe encore – si même mon couple doit faire l’objet d’un débat public et des attentions du législateur ? Théophane Le Méné m’oppose, à juste titre d’ailleurs, que le fait accomplit ne saurait justifier à lui seul l’abrogation d’une loi. C’est tout à fait juste mais ce n’est pas ce que j’ai écrit : je ne fais que rappeler un vieux et vénérable principe, un « petit laïus bien connu », qui dit que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », que « ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi » et que « la Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. »

Je dis donc, en substance, que c’est à vous qu’incombe la charge de la preuve ; c’est à vous de prouver que le mariage civil, ses conditions, ses formes et ses conséquences ont une quelconque utilité ; c’est à vous de justifier que la formation d’une famille qui ne correspond pas à vos aspirations personnelles constitue une nuisance pour la société ; c’est à vous d’expliquer comment des politiciens dont les frasques de garçons de bain alimentent les pages people des magazines pourraient être les arbitres de nos couples ; c’est à vous de démontrer, puisque c’est de cela qu’il s’agit, que l’union légale d’un couple homosexuel et l’homoparentalité sont de nature à trouver la paix sociale ; c’est à vous d’établir qu’un tel couple ne sera pas capable d’élever des enfants, de les entourer de l’amour et des soins dont ils ont besoin ; c’est à vous d’apporter la preuve que les homosexuels sont assez stupides pour faire croire à leurs enfants qu’ils sont nés en dépit des règles les plus élémentaires de la nature. À moins, donc, que vous n’ayez quelques arguments solides qui justifient que vous vous mêliez de la vie des autres, j’ai quelques souhaits à formuler :

Dérégulons, privatisons !

Je ne souhaite pas, contrairement à ce que pense Théophane Le Méné, que l’État légifère mais, tout au contraire, qu’il délégifère ; je ne souhaite pas que le législateur nous produise une version modifiée du mariage civil, je souhaite que le mariage civil soit purement et simplement abrogé ; je ne souhaite pas que l’on légalise le mariage civil de deux personnes du même sexe, je souhaite que l’institution plusieurs fois millénaire du mariage soit enfin débarrassée de cette grotesque farce postrévolutionnaire qu’est le mariage civil. Je veux pouvoir signer, avec la personne de mon choix, le contrat qui nous plait. Je veux pouvoir en fixer la forme, les conditions et les conséquences. Je veux que nos enfants – biologiques ou pas – soient reconnus comme tels. Je veux pouvoir déterminer comme bon me semble les règles qui dirigeront notre vie commune. Je veux pouvoir désigner moi-même qui héritera de ce que nous laisserons derrière nous et qui devra s’occuper de nos enfants si un malheur devait nous arriver. La seule chose que je demande à l’État – à vous tous donc – c’est de reconnaitre ce contrat comme légitime et de constituer la puissance publique comme garante de ce choix qui est le notre.

Ne l’appelez donc pas « mariage » si ça vous chante ; puisque l’étatolâtrie est devenue la première religion de France et qu’il vous faut un mot réservé à votre religion, donnez-lui le nom que vous voudrez. Mais, de grâce, laissez-donc celles et ceux qui ne partagent pas votre fois vivre leur vie comme bon leur semble. La tolérance ne consiste pas à admettre du bout des lèvres que d’autres soient différents ou puissent vouloir vivre différemment pourvu qu’ils restent cachés ; ça, c’est de l’hypocrisie. La tolérance consiste à reconnaitre à chacun le droit de mener sa vie comme il le souhaite avec pour seules limites qu’il vous rende la pareille et respecte à son tour vos droits. L’intolérance, c’est l’exact contraire : c’est refuser aux autres de vivre comme bon leur semble et admettre par la même occasion que ces derniers puissent aussi légitimement diriger votre propre vie. À bon entendeur…

Fiat pecunia ; et facta est pecunia.

« Dixitque Deus : Fiat lux ; et facta est lux. »
- Genèse I

Lorsqu’il accède enfin au trône en 1260, Kubilai Khan, petit fils de Gengis Khan, Grand Khan des mongols et futur fondateur de la dynastie Yuan est loin d’être un novice puisqu’il va sur son 45ème printemps. Intelligent, volontiers novateur et observateur attentif, le nouvel empereur a largement mit à profit cette décennie passée en tant que vice-roi de la Chine du nord pour étudier la civilisation chinoise et notamment les expériences de monnaies-papier de la dynastie Song ; le jour de son couronnement, il a déjà parfaitement compris les avantages qu’il pouvait en tirer et les améliorations qu'il pouvait y apporter. Ainsi, dès la dixième lune de l’année même de son accession au trône, il se lance dans une des réformes monétaires les plus audacieuses de l’histoire. Kubilai Khan va créer sa propre monnaie-papier, le Zhongtong yuanbao jiaochao (ou Zhongtong chao) ; de simples billets imprimés sur un papier fabriqué à base d’écorce de murier qui vont devenir le véritable ancêtre de nos monnaies modernes.

Une monnaie pour les gouverner tous…

Le Zhongtong chao n’est pas seulement une monnaie ; c’est la monnaie de l’empereur. Contrairement aux dynasties impériales précédentes, Kubilai ne veut pas créer une monnaie parmi d’autres ; le Zhongtong chao doit être l’unique monnaie de l’empire, la seule qui puisse être légalement utilisée comme moyen de paiement. Dans son Devisement du monde [1], Marco Polo résume : « il est défendu, sous peine de la vie, d’en faire ou d’en exposer d’autre dans le commerce, par tous les royaumes et terres de son obéissance, et même de refuser celle-là. » En effet, dès 1260, Kubilai démonétise les traditionnelles pièces de cuivre qui formaient la base du système monétaire chinois et les remplace purement et simplement par les onze coupures de Zhongtong chao, de 10 wen à 2 guan [2], dont il détient le monopole et qui deviendront progressivement l’unique monnaie autorisée en Chine. Mais mieux encore, il va littéralement inventer le principe du cours légal de la monnaie : il est non seulement interdit de détenir d’autres monnaies que celle de l’empereur mais il est aussi formellement interdit de la refuser.

Enfin et afin que l’analogie avec nos monnaies actuelles soit complète, la valeur de la monnaie du Grand Khan n’est garantie par rien d’autre que par le bon vouloir de son émetteur. Si la parité officielle du Zhongtong chao, fixée par décret, est officiellement d’un demi liang d’argent [3] pour un guan de monnaie-papier, l’empereur et son administration se garderont bien de promettre à qui que ce soit la possibilité de la convertir en métaux précieux. Kubilai poussera même le génie, dans les premières années de son règne, jusqu’à ordonner à son administration de racheter des Zhongtong chao contre de l’argent afin de rassurer ses sujets sur la réalité du cours officiel. Mais dans les faits, si l’un de ses sujets tentait de convertir un de ses billets de sa propre initiative, il se voyait opposer – au mieux – une fin de non-recevoir.

… et dans les ténèbres les lier

Le budget de l’empire va rapidement faire les frais des ambitions du Grand Khan. Au-delà des grands chantiers publics, les opérations militaires – à commencer par la conquête de la Chine du sud et les deux opérations lancées contre le Japon – vont se révéler extrêmement coûteuses et le monopole sur le sel, principale ressource de l’État, deviendra vite insuffisant. Dès le milieu des années 1270, Kubilai va révéler le véritable sens de sa réforme monétaire : il va financer ses dépenses grâce à sa planche à billets. Les montants imprimés, au regard de ce qui s’était fait jusqu’alors, sont absolument colossaux : à partir de la seconde moitié des années 1270, le volume des billets émis chaque année aura une valeur faciale régulièrement supérieure à un millions de ding [4] – soient l’équivalent de 2 000 tonnes d’argent par an. Très rapidement, la valeur du Zhongtong chao va donc s’éroder et la parité officielle avec l’argent ne sera rapidement plus qu’une vue de l’esprit.

L’inflation atteint de telles proportions que les détenteurs de monnaie-papier cherchent à l’échanger contre des métaux précieux quitte a accepter une décote importante par rapport au cours légal ; Kubilai réagit en interdisant à ses sujets de posséder de l’or ou de l’argent. Forcés, sous peine de mort, d’utiliser la monnaie de l’État, les chinois sont désormais pieds et poings liés et ne peuvent que constater l’effondrement de la monnaie impériale ; selon certains auteurs de l’époque, la perte de pouvoir d’achat du Zhongtong chao atteindra 90% [4]. L’administration Yuan n’aura bientôt plus d’autre choix que de reconnaitre l’évidence : en 1287, l’introduction d’une nouvelle monnaie-papier – le Zhiyuan chao – consacre officiellement une dévaluation de 80%. Moins de 30 ans après sa création, la monnaie-papier de Kubilai Khan ne vaut pour ainsi dire plus rien, les chinois sont ruinés, l’économie est en lambeaux et la révolte gronde aux quatre coins de l’empire.

Fiat money 1.0 et expériences suivantes

Aussi loin que puisse nous porter la mémoire des hommes, le Zhongtong chao est la première véritable fiat money de l’histoire. Pour la première fois, un prince s’était doté d’une monnaie émise sans aucune garantie et dont la quantité en circulation ne dépendait que de sa volonté. Kubilai Khan avait déjà formalisé le cadre légal qui permettait à une telle monnaie d’exister : d’une part, le souverain détient le monopole monétaire ; c'est-à-dire que le fait de falsifier la monnaie de l’État (article 442-1 du Code pénal) ou d’émettre une autre monnaie que celle de l’État (article 442-4 du Code pénal) est considéré comme un crime contre l’État. D’autre part, les sujets du souverain n’ont pas le droit d’accepter, de détenir ou d’utiliser une autre monnaie que celle de l’État (article R642-2 du Code pénal) et sont tenus d’accepter cette monnaie à son cours officiel (article R642-3 du Code pénal).

Lorsque, le 15 août 1971, sept cent ans après la création du Zhongtong chao, Richard Nixon rompt unilatéralement la convertibilité-or du dollar et précipite ainsi la chute du système de Bretton Woods, nos monnaies deviennent de fait des fiat money. Les législateurs de l’époque avaient parfaitement conscience de la menace qui planait dès lors sur nos économies ; ils savaient qu’un gouvernement endetté qui dispose d’un fiat money sera toujours et en tout lieu tenté d’utiliser la planche à billet ; ils savaient que l’inflation qui en résulterait anéantirait l’épargne de millions de gens, favoriserait l’endettement au détriment de l’épargne et transformerait nos économies en successions de bulles spéculatives et de récessions. Ils tentèrent bien d’élever quelques garde-fous comme l’indépendance (toute relative) des banques centrales ou l’interdiction qui leur est faite de financer directement les États mais ces murailles de paille sont bien peu de chose face au pouvoir politique.

Aujourd’hui encore, comme lors de toutes les expériences de fiat money précédentes, du Zhongtong chao chinois au Papiermark allemands, des Assignats français au Pengő hongrois, nous assistons à une nouvelle représentation de cette même vieille comédie. La fin est déjà écrite, depuis plus de 40 ans, ce sera l’inflation et vraisemblablement la plus formidable bulle spéculative que nous aillons vu depuis bien longtemps.

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[1] Marco Polo, Le Devisement du monde, Livre II, chapitre XXI.
[2] Le wen est une unité de compte qui correspond à la valeur d’une pièce de bronze ; un guan correspond à 1 000 wen.
[2] Le liang est une unité de poids qui correspond à 39,6 grammes. Le billet de 1 guan de ZTC (1 000 wen) valait donc officiellement 19,8 grammes d’argent.
[3] Le ding est une unité de poids équivalente à 50 liang ; soit près de 2 kilos.
[4] Voir, notamment, Richard von Glahn, Monies of Account and Monetary Transition in China, Twelfth to Fourteenth Centuries (Journal of the Economic and Social History of the Orient, 2010).

Une question de temps

Une petite image vaut mieux qu’un long discours…

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Entre août 2008 et août 2012, la BCE a injecté 849,8 milliards d’euros dans l’économie (essentiellement via les deux LTROs à 36 mois) ; soit un quasi-doublement de la base monétaire. Pourtant, contrairement à ce que prédit la théorie quantitative de la monnaie, nous n’observons pas d’accélération sensible de la hausse des prix.

La raison – exactement comme aux États-Unis – est extrêmement simple : cet argent est, dans son immense majorité, resté sur les comptes des banques auprès de la BCE (i.e. leurs comptes courants et/ou leurs comptes rémunérés). Fin-août 2012, ces réserves excédentaires (augmentées du solde des comptes rémunérés) atteignaient 746,3 milliards d’euros – 88% de l’injection monétaire des 4 dernières années.

Le 11 juillet, la BCE a eut beau cesser de rémunérer les dépôts des banques, rien n’y a fait ; elles se sont contenté d’arbitrer entre leurs comptes et l’argent est resté à la BCE. Toute la question tient en quatre mots :

Combien de temps encore ?

Outright Monetary Transactions (1)

Quelques réflexions sur les Outright Monetary Transactions, le nouveau bazooka monétaire de M. Draghi.

Les informations dont nous disposons à ce jour sont les suivantes :
(i) C’est un programme au travers duquel la BCE entend acheter sur le marché secondaire [1] des obligations souveraines émises par des États en difficulté comme l’Italie ou l’Espagne.
(ii) Pour bénéficier de cette aide, les pays concernés devront adhérer à un programme fonds européen de stabilité financière (qui sera remplacé par le mécanisme européen de stabilité 2013).
(iii) Mario Draghi a utilisé le mot en U, « unlimited » et ne fixe aucune limite de durée à l’opération.
(iv) La BCE entend se focaliser sur la partie courte de la courbe (le segment 1-3 ans).
(v) Comme pour le SMP et contrairement aux Quantitative Easings étasuniens, M. Dragui entend stériliser intégralement les achats de la BCE c'est-à-dire que les OMTs ne devraient – en principe – pas avoir d’impact inflationniste sur la base monétaire (M0).

De toute évidence, l’objectif de la BCE est d’exercer une pression à la baisse sur les taux auxquels les États concernés peuvent espérer se refinancer. Il s’agit non seulement de faire baisser la pression sur leurs comptes publics mais aussi d’améliorer les conditions d’emprunts des entreprises et des ménages qui dépendent d’eux (i.e. leurs contribuables) – c’est sans doute ce que M. Draghi entend lorsqu’il dit parle d’assurer une « transmission appropriée de la politique monétaire ».

De ce point de vue, agir sur la partie courte de la courbe n’a pas vocation à rassurer les allemands (ou, du moins, pas seulement) : c’est surtout une question d’efficacité. La BCE concentre le tir sur le segment sur lequel elle a le plus d’influence et s’attend à ce que le reste de la courbe suive (ce qui sera vraisemblablement le cas).

Sans aucune limite apriori de montant comme de durée, l’opération OMTs est beaucoup plus crédible que le Securities Markets Programme (à peine 209 milliards d’euros). C’est d’ailleurs précisément la raison pour laquelle M. Draghi a utilisé le mot en U : il entend rappeler à tout le monde qu’il a une planche à billets et qu’on ne badine pas avec un homme décidé qui a une planche à billets.

La stérilisation peut prendre deux formes : la méthode la plus simple consiste à financer les achats de la BCE en vendant des actifs de bonne qualité et très liquides comme du schatz ; en revanche, cette approche trouvera rapidement sa limite naturelle : la taille du portefeuille de la BCE. Il est donc très probable que M. Draghi utilise essentiellement la même méthode que pour le SMP ; laquelle qui consistait à pomper la liquidité des banques à l’aide de comptes rémunérés à une semaine (i.e. les Fixed-term deposits). C’est simple, très souple et c’est effectivement potentiellement infini.

En d’autres termes, nous allons assister – dans des proportions inconnues – à (i) une accélération de la dégradation de la qualité des actifs détenus par la BCE et (ii) une expansion du bilan de la banque centrale. Au-delà de la dégradation continue des exigences de la banque en matière de collatéral (pour les MROs et les LTROs) [2], la BCE porte maintenant le risque de crédit des deux LTROs (1 trillion d’euros [3]) ainsi que celui de son portefeuille de titres (les deux Covered Bond Purchase Programme et le SMP, soient 279 milliards d’euros) et opère déjà avec un levier de 36x (total du bilan / capital et réserves) pour un bilan de plus de 3 trillions…

Évidemment, la BCE ne peut pas faire défaut. En cas de défaillances importantes dans son portefeuille elle n’aura que deux possibilités pour continuer à assurer le service de sa dette : (i) une très improbable recapitalisation ou (ii) la planche à billet. C’est là, très probablement et au-delà des aspects purement politiques, la raison qui a poussé la BCE à exiger l’adhésion des États aidés à un programme EFSF/ESM et c’est également pour cette raison qu’elle a fait le choix d’affecter l’essentiel de ses profits 2011 à son fonds de réserve. En résumé, les nouveaux garants de la dette des pays qui bénéficieraient de l’aide de la BCE ne seront plus seulement les contribuables via leurs gouvernements mais les détenteurs d’euro directement.

À suivre…

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[1] Les statuts de la BCE lui interdisent de financer directement les États de la zone euro et donc d’intervenir sur le marché primaire. Ce n’est donc pas, à proprement parler, de la monétisation.
[2] Pour les prêts nantis, ce n’est pas un problème puisque les banques en restent légalement propriétaires ; en revanche, pour les opérations de repo, c’est la BCE qui porte le risque.
[3] Échelle courte : 1 trillion = 1 000 milliards.

La solitude des Dieux

Caroline, décidément, n’y comprend rien. Depuis maintenant trois ans qu’elle a ouvert sa sandwicherie, le même phénomène se répète sans qu’elle ait jamais pu en découvrir la cause. L’expérience des années écoulées ne lui a permis d’identifier qu’un seul élément de régularité auquel elle peut se raccrocher : c’est toujours un jeudi, le premier ou le second de chaque mois, que son petit commerce est littéralement pris d’assaut. Caroline le sait, la capacité d’un restaurateur à anticiper la fréquentation de son établissement est une des clés du succès ; ça évite le gaspillage et ça permet de répondre à la demande. Or là, avec ces « jeudis noirs » comme elle les appelle, elle se retrouve dans la même situation que nos lointains ancêtres ; ils observaient bien que le soleil se lève à l’est pour se coucher à l’ouest – il fait toujours ça – mais ne savaient absolument pas pourquoi. Pour Caroline, c’est son tempérament, cette incertitude est insupportable : aujourd’hui, pour la première fois, elle va leur poser la question qui la hante depuis si longtemps : pourquoi le jeudi et surtout pourquoi précisément ce jeudi-là ?

Benjamin est un fidèle parmi les fidèles ; il a bien conscience que le régime sandwich frittes-mayo n’est pas précisément un modèle d’alimentation équilibrée mais il a besoin d’énergie et, par ailleurs, n’a absolument pas le temps de s’installer en terrasse ; au bureau, ça ne chôme pas – surtout pas aujourd’hui. Il faut dire que, comme une solide majorité des clients de Caroline, il est banquier, option finance de marché. Benjamin fait partie de la grande tribu des pingouins – costume sombre, chemise blanche ou bleue clair – qui envahissent chaque midi les rues du quartier. Caroline l’a repéré depuis un moment ; ils ont à peu près le même âge et, pour autant que son instinct féminin ne la trompe pas, elle jurerait que Benjamin n’est pas totalement insensible à son charme. Son informateur, elle l’a décidé, ce sera lui et plus si affinités. Et comme il se trouve que Benjamin est justement à deux doigts de régler son frittes-mayo quotidien, c’est maintenant ou le mois prochain !

« Dites : il se passe quelque chose de particulier aujourd’hui pour que tout le monde mange des sandwiches ? »
Benjamin, manifestement ravi de la prise d’initiative répond en souriant : « Quoi ? Vous ne savez pas ?
– Heu… non…
– C’est parce qu’aujourd’hui, Dieu va parler. »

Le pouvoir divin

Dans la salle des marchés, bien qu’aucune note de service n’ait jamais été diffusée à ce propos, la consigne est connue de tous : ce jeudi, à 14h30 précises tout le monde doit être sur le pont. Il ne manque pas un trader, pas un vendeur, pas un analyste ; même Stéphane, qui vient pourtant de « coller sa dem’ », est fidèle au poste, les yeux rivés sur son écran Bloomberg, engloutissant sa salade au thon en quatrième vitesse. À vrai dire, aux autres étages de la banque comme dans toutes les banques, compagnies d’assurance, sociétés de gestion ou autres directions financières, qu’elles soient basées à Paris, Londres, New York ou Tokyo, c’est exactement la même scène qui se répète encore et encore : ils sont des millions à attendre fébrilement et à se perdre en conjectures sur ce qui va être dit – ou ne serait-ce que suggéré – dans les minutes à venir. Sur l’écran de Benjamin, comme pour meubler le temps, un ponte de Bruxelles débite des platitudes sur la crise européenne tandis que, de l’autre coté du desk, deux market makers, à moitié sérieux, débattent d’un éventuel lien entre la parole divine et la couleur de la cravate de Dieu.

Il faut dire que ce n’est pas un Dieu tout à fait comme les autres. Ce dieu là ne fait pas que porter une cravate ; il a aussi un visage et un nom : il s’appelle Mario Draghi. Ce n’est pas non plus un dieu unique : il a quelques homologues dont certains – notamment Ben Bernanke aux États-Unis – rivalisent même en puissance avec lui. En revanche, ses pouvoirs sont bels et bien divins. Par exemple, Mario Draghi a le pouvoir, d’une simple parole, de sauver n’importe quel débiteur de la zone euro – du particulier aux États en passant par les banques – ou, au contraire, de le mettre en faillite ; comme il peut, sans plus d’effort, ruiner tous les épargnants européens ou, s’il l’estime utile, leur permettre de conserver le fruit d’une vie de travail. Pour Mario Draghi, l’infini n’est pas un simple concept mathématique, c’est une réalité quotidienne et concrète : il peut, sans aucune limite matérielle, créer des euros et les déverser dans nos économies. Zeus trônait sur l’Olympe et disposait de la foudre ; Mario Draghi, lui, siège dans l’Eurotower de Francfort-sur-le-Main et dispose de la planche à billets.

Naturellement, avec de tels pouvoirs, vous comprendrez que la parole divine ou n’importe quel signe qui pourrait dévoiler ses intentions sont d’une importance primordiale. Connaitre la pensée de Dieu, particulièrement en période de crise, c’est l’obsession de toutes celles et ceux qui, comme Benjamin, ont abandonné restaurants et brasseries pour garder les yeux rivés sur leurs écrans. Quel pays sera sauvé ? Lequel ne le sera pas ? À combien les banques pourront-elles prêter ? Dieu s’apprête-t-il à relâcher le démon inflationniste ou le garde-t-il sous contrôle ? S’il existe une telle chose que la dictature de la finance [1], les dictateurs vivent dans la crainte respectueuse de ce dieu qui tient littéralement leur sort entre ses mains.

La solitude des Dieux

Mais Dieu, dans le secret que lui impose la dévotion de ses fidèles, sait bien qu’il n’est pas réellement d’essence divine. Comme vous et moi, il est né humain et comme vous et moi, malgré les pouvoirs qui lui ont été confié, il n’a ni la prescience, ni l’omniscience d’un dieu. Mario Draghi ne sait pas si le niveau du taux de refi à 0,75% est une bonne chose ; il l’espère sans doute, toutes les informations dont il dispose et l’avis de ses experts le confortent probablement dans cette décision mais la froide réalité, c’est qu’il n’a pas et ne peut pas avoir la moindre certitude. De la même manière, le plan d’achat d’obligations dévoilé cet été – les Outright Monetary Transactions – peut de toute évidence fonctionner. C’est possible mais Mario Draghi sait mieux que quiconque que ce sera au prix d’une dégradation et d’une expansion du bilan de la BCE ; il sait mieux que personne que si l’un des États auxquels il apportera son soutien ne rembourse pas ses dettes, il n’aura plus d’autre choix que l’inflation ; dans quelles proportions ? Mystère…

Et puis, puisque nous sommes dans le secret de Dieu, il faut aussi savoir que Mario Draghi n’est pas le seul maître à bord. Loin de là : il doit rendre des comptes à ses nombreux patrons qui se trouvent par ailleurs n’être pas les meilleurs dont on puisse rêver : ce sont des politiciens. Ces mêmes politiciens qui, depuis des décennies, par clientélisme et par lâcheté, ont creusé les déficits des États dont ils avaient reçu la charge, ont empilé dettes sur dettes, ont menti, triché et profité sans vergogne des conditions d’emprunt avantageuses que leur a apporté l’euro. Les mêmes politiciens qui, encore aujourd’hui, considère qu’une réduction du déficit public, fût-elle dérisoire, est une « politique d’austérité qui tue la croissance » ; les mêmes politiciens qui exhortent la BCE et les banques à rouvrir les vannes du crédit, si possible à taux zéro, y compris pour les ménages ou les entreprises insolvables ; toujours les mêmes qui, après avoir massacré nos économies à coup d’interventionnismes, s’étonne de la perte de compétitivité de notre vieux continent et réclament une dévaluation de l’euro pour « relancer nos exportation ».

Mario Draghi est sans doute un homme d’une intelligence remarquable, un technicien tout à fait compétent et son passé de ponte de Goldman Sachs n’est un motif suffisant ni pour instruire un procès en moralité à son encontre, ni pour l’accuser d’agir dans l’intérêt de la grande pieuvre-vampire [2]. Mais une banque centrale n’est ni plus ni moins qu’un organisme de planification monétaire qui, comme toutes les tentatives de planification économique, ne peut être qu’un échec. Les anciens économistes soviétiques m’en sont témoin : en l’absence de marché et des précieuses informations véhiculées par les prix, Mario Draghi est le capitaine d’un gigantesque navire lancé à plein vitesse qui, dans un épais brouillard, va devoir trouver sa route dans un champ d’icebergs. Il sait, dans son immense solitude, qu’à la moindre erreur de sa part, ce sont près de 333 millions d’européens qui verront leur épargne partir en fumée, leurs employeurs mettre la clé sous la porte et leurs vies ruinées. À titre personnel, je préfère ma condition de simple mortel.

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[1] C’est, bien sûr, une fumisterie : Goldman Sachs ? Combien de divisions ?
[2] The great vampire squid, le nouveau petit surnom que la presse américaine a trouvé à Goldman Sachs.

Je ne suis pas un virus

« Je voudrais partager avec vous une révélation que j’ai eu durant mon temps ici. Elle m’est venue alors que j’essayais de classifier vos espèces et j’ai réalisé que les humains ne sont pas des mammifères. Tous les mammifères sur cette planète développent instinctivement un équilibre naturel avec l’environnement qui les entoure ; mais vous, humains, n’en faites rien. Vous vous installez quelque part et vous vous multipliez, vous vous multipliez jusqu’à ce que toutes les ressources soient consommées. Le seul moyen pour vous de survivre est de vous déplacer à un autre endroit.
Il y a un autre organisme sur cette planète qui se comporte de cette manière. Vous savez ce que c’est ? Un virus. Les êtres humains sont une maladie, un cancer de cette planète ; vous êtes la peste et nous sommes le remède. »

Si cette diatribe qui mêle si subtilement malthusianisme et écologisme radical vous rappelle quelque chose sans que vous parveniez à vous souvenir de quoi précisément, ne cherchez plus : c’est une traduction personnelle du discours que tient l’agent Smith (Hugo Weaving) à Morpheus (Laurence Fishburne) dans The Matrix (1999). Tout y est : la croissance (exponentielle) de la population humaine qui consomme jusqu’à l’épuisement les ressources naturelles du monde (Malthus 1.1 et suivants…), la solution écologiste radicale qui consiste à sauver mère nature en éliminant l’homme – ou, du moins, en réduisant drastiquement la population humaine – et, last but not least, le positionnement de celui qui accuse et n’a manifestement pas l’intention de faire partie du nombre de ceux qui devront disparaître. Bien sûr, ce n’est qu’un film mais ce qui est tout de même proprement surréaliste c’est d’observer le nombre de gens qui, dans les commentaires sur internet ou sur les réseaux sociaux, estiment que l’agent Smith a tout à fait raison ; qu’il faut éliminer tout ou partie de l’espèce humaine.

Parce que, mesdames et messieurs les décroissants, c’est exactement ce dont il s’agit. Vous aurez beau tourner autour du pot et nier l’évidence, toute réduction sensible de l’impact de l’humanité sur cette planète revient, d’une manière ou d’une autre, à réduire la population humaine. Vos théories, si par malheur elles devaient s’avérer exactes, impliquent soit que nous contrôlions de manière autoritaire l’évolution de nos populations – au moyen, pour reprendre les termes de Malthus, de contrôles négatifs (réduction du taux de natalité) ou de contrôles positifs (augmentation du taux de mortalité) – soit que nous revenions à des modes de production moyenâgeux, c'est-à-dire à niveau de développement économique et technologique qui suffisait à peine à nourrir 600 millions d’individus. Dans un cas comme dans l’autre, il faudra donc que quelqu’un décide qui pourra survivre et enfanter et qui ne le pourra pas. Dans un cas comme dans l’autre, la seule conclusion logique de vos idées, c’est un régime totalitaire [1] à l’échelle mondiale et quelques milliards de morts.

Vous comprendrez donc que nous ayons quelques réticences à vous croire sur parole.

D’autant plus que, depuis 214 années [2] que vous nous bassinez avec vos prédictions apocalyptiques, j’observe qu’elles ont toutes, sans exception, été systématiquement démenties par les faits. Vous nous avez envoyé des physiciens dégarnis nous démontrer que la terre était un monde fini (merci mais il ne fallait pas vous donner cette peine, nous étions au courant) et des mathématiciens barbus nous expliquer ce qu’était une croissance exponentielle (idem) ; à chaque fois leurs prédictions se sont révélées fausses et à chaque fois, au lieu de vous remettre en question et d’écouter nos arguments, vous n’avez rien trouver de mieux que de décaler la date du grand effondrement final de quelques années.

Partout où vous avez voulu contrôler les naissance de manière autoritaire, la croissance économique et l’amélioration des conditions de vie qui en résulte – notamment en matière de nutrition et de soins de santé – a naturellement réduit le taux de croissance des populations et ce, malgré la chute vertigineuse de la mortalité infantile, les prodigieux gains que nous avons réalisé en termes d’espérance de vie et, ironiquement, les politiques natalistes mises en œuvre par certains de nos gouvernements. Nous avons maintenant plusieurs siècles de données, c’est un phénomène observé dans toutes les cultures et à toutes les époques : le progrès économique stabilise naturellement la croissance des populations, les gens s’adaptent aux évolutions de leurs conditions de vie et ils font naturellement.

Pas plus tard qu’à la fin des années 1960, vous nous prédisiez que l’humanité serait ravagée par d’immenses famines dès la décennie suivante [3]. Nous étions alors 3 milliards et demi ; entre temps la population mondiale a doublé et jamais – dans toute l’histoire de l’humanité – la proportion d’entre nous qui souffrent de la faim ou de malnutrition n’a été aussi faible. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, alors que nous n’avons jamais été aussi nombreux et alors que nous n’avons jamais consommé autant de viande par individu, les populations de vaches et de moutons n’ont jamais été aussi nombreuses ? Vous pensiez, vous juriez et vous écriviez que la surface de terres arables ne suffirait pas à nourrir 4 milliards d’être humains : elles en nourrissent maintenant 7 milliards. Comment pouvez-vous avoir le culot d’affirmer que les hausses récentes des prix des denrées alimentaires valident de vos prédictions ?

Lorsque vous nous prédisiez que l’extraction du dernier morceau de charbon était imminente et qu’il fallait donc que le gouvernement intervienne de toute urgence – l’urgence est un leitmotiv lassant chez vous –, des entrepreneurs privés commençaient déjà à exploiter les gisements de pétrole d’Azerbaïdjan et du Texas. Vous auriez pu apprendre de cette erreur, intégrer le phénomène économique à vos modèles mais non : vous vous êtes contentés de remplacer le mot « charbon » par le mot « pétrole ». Selon vos très scientifiques prédictions, nous ne devrions déjà plus avoir une goute de pétrole depuis longtemps alors que dans les faits, les réserves prouvées n’ont fait que s’accroître d’année en année. Nous vous l’avons dit et répété, ce jour maudit où nous sommes supposés extraire la dernière goutte de pétrole de notre sous-sol n’arrivera jamais.

Et il y a aussi votre fameuse théorie du réchauffement climatique anthropique. J’ai bien dit théorie messieurs les scientifiques ; les vérités révélées et les consensus d'opérette n’appartiennent pas au domaine de la science mais à ceux des religions et de la politique respectivement. Vous avez truqué vos chiffres jusqu’à faire disparaître l’optimum climatique médiéval de vos graphiques, utilisé des méthodes que vous réprouviez vous-mêmes parce qu’elles avaient l’immense avantage de corroborer votre théorie, vous avez écarté et même parfois cherché à décrédibiliser toutes les voix dissidentes et, maintenant que les preuves de votre dogmatisme s’accumulent, que d'autres développent des théories plus probantes que la votre et que, discrètement, vos amis politiques commencent à se défiler : qu’allez-vous encore imaginer ?

Laissez-moi vous rappeler un petit principe épistémologique élémentaire : lorsque les modèles issus de vos théories se révèlent systématiquement en contradiction avec les faits, ça a une signification très précise ; ça signifie que vos théories sont invalidées. Si vous deviez d’aventure apprendre quelque chose de vos erreurs passées, je vous suggère d’abandonner l’hypothèse selon laquelle nous serions des virus et de réintégrer dans vos calculs le paramètre qui leur manque cruellement : l’être humain.

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[1] Si vous avez le moindre doute sur la question, je me permet de vous rappeler que la plus grande tentative de contrôle de naissance menée à ce jour – la politique de l’enfant unique en République Populaire Chine – n’a pas permit de stabiliser et encore moins de réduire la population et ce, malgré le caractère quelques peu autoritaire du gouvernement de Pékin (de 1979 à 2009, la population chinoise augmente de plus de 360 millions d’individus, soit +37%).
[2] Depuis 1798, année de la première édition de l’Essai sur le principe de population de Thomas Robert Malthus.
[3] Voir, notamment, Paul R. Ehrlich, The Population Bomb (1968).

Mon mariage n’est pas une affaire publique

Je suis bien incapable de vous donner une date précise – c’était un dimanche matin, à la fin de l’été 1999 – mais je me souviens de cet instant comme si c’était hier. Il faisait beau et, comme nous nous étions levés tard, un rayon de soleil avait réussit à frayer son chemin dans la cour de l’immeuble au rez-de-chaussée duquel se trouvait mon petit studio, avenue des Ternes à Paris. Il était sinistre ce studio avec sa vingtaine de mètres carrés, sa moquette élimée, son unique fenêtre qui donnait sur un mur gris et cet aménagement pour le moins spartiate qui trahissait si bien l’identité de celui qui y vivait : un jeune type fraîchement débarqué de sa province natale qui partageait sa vie entre son premier job payé au Smic et la découverte frénétique de la capitale ; un gamin attardé qui n’avait ni le temps, ni les moyens ni même l’envie d’aménager son intérieur. Ce gamin c’était moi et c’était moi pour la dernière fois parce que ce matin là, ma vie allait changer : maintenant elle était là.

C’est une histoire banale. De collègues de travail, nous sommes devenus amis et d’amis, nous sommes devenus amants. Un soir, elle est venue s’installer dans mon studio et le sien, qui était plus éloigné mais aussi plus spacieux, était devenu notre résidence secondaire, là où nous passions nos week-end. Mais ce dimanche matin là, sans doute parce que nous étions sorti la veille, nous étions chez moi et c’est en buvant notre café, éclairés de cet unique rayon de soleil, que nous avons franchit le pas, comme si de rien n’était : « et si on se mariait ? » C’est ce que nous voulions l’un et l’autre, c’était comme une évidence ; nous avons abordé le sujet comme d’autres parlent d’acheter une baguette de pain. C’est ce jour là, à cet instant précis que nous nous sommes réellement mariés. Il n’y avait pas de témoin, pas le moindre représentant de la société, de l’église ou de l’État. Ce jour là nous nous sommes fait une promesse, nous avons pris un engagement l’un envers l’autre ; un engagement qui n’était déjà plus celui d’officialiser notre union mais celui qui consiste à fonder une famille et, si tout va bien, de vieillir ensemble.

Le reste n’a été que la concrétisation de cette promesse. Pour nous deux, et dès le début, l’officialisation de notre mariage ne pouvait avoir lieu que dans une église et en présence de nos familles et amis. Ce n’était pas une affaire de foi mais une affaire de tradition : c’est dans une église que nos parents, nos grands-parents et tous ceux et celles qui nous ont précédé se sont mariés ; c’est dans une église que nous voulions donc nous aussi officialiser notre couple. Seulement voilà, en France, les mariages religieux ne sont accessibles qu’aux couples mariés civilement. Qu’à cela ne tienne : nous sommes passés devant un obscur adjoint au maire dont je ne garde pas le moindre souvenir si ce n’est qu’arrivé en retard, il enchaînait les mariages au rythme des rames du métro parisien. Nous avons signé des papiers, sans vraiment les lire et sans jamais avoir conscience qu’au regard des lois de notre pays nous étions en train d’introduire la « société » – en réalité l’État – dans notre lit conjugal. Quelques temps plus tard, c’est au bras de son papa et dans cette robe blanche dont j’avais tellement entendu parler sans jamais la voir qu’elle s’est avancée vers l’autel – les yeux brillants de larmes contenues – et qu’elle a fini après près d’une heure de cérémonie par me dire ce que je savais déjà depuis longtemps : « oui, je le veux ».

Voilà. C’est comme ça que ça a commencé. Après, il y a eut la fête, la famille, les amis, la valse avec ma mère, les enfants, la vie.

Mais notre mariage, le vrai, il eut lieu ce dimanche matin. Vous n’étiez pas là parce que vous n’aviez rien à y faire. Nous nous sommes mariés sans aucune considération pour vos opinions, vos jugements et vos lois. Notre mariage est une affaire privée qui, comme toutes les affaires privées et par opposition à la res publica, ne vous regarde pas. Ce ne sont tout simplement pas vos affaires et encore moins celles de vos politiciens d’autant que, pardon, mais lorsqu’on voit ce à quoi ressemble leurs vies conjugales, on est tout de même fondé à vouloir les éloigner le plus possible de nos couples. J’ai bien compris que, sans en avoir conscience, mo épouse et moi-même avons signé ce fameux contrat tripartite au travers duquel l’État s’est invité dans notre couple et prétend fixer les conditions, les formes et les conséquences de notre mariage. Nous nous sommes fait avoir, nous étions jeunes et inconscients : il y a vice de forme !

Car enfin, il faut bien appeler un chat un chat : celles et ceux qui légitiment la règlementation étatique du mariage ne font rien d’autre que de chercher à imposer leurs vues à l’ensemble de la société. Au nom de quoi ? Faut-il que vous soyez sortis de la cuisse de Jupiter pour croire que votre mode de vie est supérieur à celui des autres ? Au nom de quel principe auriez-vous le droit d’interdire à un couple – qu’il soit hétérosexuel ou pas – de se marier et d’élever des enfants sans même avoir à démontrer que cette union nuirait à quelqu’un ? Qui êtes-vous donc, Ô grands ingénieurs sociaux, pour dire qui est un bon parent et qui ne l’est pas ? Si c’est le genre de société dans laquelle vous voulez vivre, laissez-moi vous prévenir de ce qui vous pend au nez : un jour où l’autre, viendront ceux qui, du haut de leur piédestal, jugeront qu’une mère célibataire ne peut pas élever ses enfants ; ceux qui, au nom des droits de l’enfance, interdiront aux catholiques de faire baptiser leurs enfants avant l’âge adulte ; ceux qui, au nom de la pureté de la race, interdiront les mariages entre juifs et chrétiens ; ceux qui, au nom de Dieu sait trop quoi, couvriront votre couple d’un étroit réseau de « petites règles compliquées, minutieuses et uniformes » [1]. Est-ce cela que vous voulez ? Eh bien ce sera sans moi : quelque soit votre opinion sur mon couple et ma famille, elle ne m’intéresse pas.

Et, de grâce, que l’on m’épargne le couplet de l’institution multiséculaire que l’on assassine ! Le mariage civil n’a rien de multiséculaire : en France, il a été instauré par la loi du 20 septembre 1792. L’institution du mariage est infiniment antérieure à celle du mariage civil, elle a existé dans toutes les civilisations depuis toujours, a été sacralisée par toutes les religions depuis la nuit des temps et nous nous sommes passés du législateur pendant quelques millions d’années. Et en un peu plus de deux siècles, quel succès ! Les jeunes gens d’aujourd’hui se marient de moins en moins, ma propre cousine et son mari ont du aller se marier en Suisse pour échapper à nos lois et un mariage civil sur trois finit en divorce ! Comme à chaque fois que l’État a prétendu réglementer et diriger nos vies privées, il n’est parvenu qu’à détruire ce qui fonctionnait si bien depuis des lustres, à ôter aux mots mêmes leur véritable sens. Jugez-en par vous-mêmes : qu’évoque chez vous le mot de « solidarité » ? Rendre à la société civile ses plus nobles et plus anciennes institutions, ce n’est pas les affaiblir, bien au contraire, c’est les renforcer.

Le mariage est une affaire privée et à ce titre relève d’un contrat privé que signent celles et ceux qui veulent s’unir et fonder une famille. Le seul rôle légitime de l’État dans cette affaire consiste à faire respecter ces contrats. Au nom de la liberté, il n’a pas à en fixer la forme ou les effets ; au nom de l’égalité en droit, il n’a pas à interdire à une catégorie de citoyens la signature de tels contrats.

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[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IVe partie, Chap. VI.

Ultima Ratio Regum

Alipio, un espagnol un peu baba cool et au demeurant fort sympathique, pense que la crise qui frappe si durement l’Espagne est l’occasion d’un retour à la terre et veut donc créer une coopérative agricole autonome [1]. Pour ce faire, il a réunit une petite équipe – composée notamment de María, une architecte au chômage et d’Alberto, un comptable qui a du temps libre – qui accepte de l’aider gratuitement à donner vie à son ambitieux projet. Quoique « gratuitement » n’est peut être pas tout à fait le bon terme : Alipio paye les membres de sa petite équipe mais il ne les paye pas en euros ; il les rémunère en temps. En effet, Alipio, María et Alberto ne sont pas de vieux amis – il y a quelques mois encore ils ne connaissaient pas ; ils se sont rencontré sur un site communautaire d’un genre nouveau : Comunitats.org.

Créé par Teresa Cristobal et Alvaro Solache, Comunitats est une des 291 « banques de temps » que comptait l’Espagne au dernier pointage. C’est un phénomène en pleine expansion : depuis le début de la crise leur nombre a plus que doublé. Le principe en est très simple : si vous avez du temps libre et des compétences, les banques de temps vous proposent d’offrir vos services aux autres membres de la communauté contre une rémunération qui ne sera pas payée en euros mais sous forme d’un crédit sur votre compte de temps. Avec ce crédit, vous pourrez à votre tour bénéficier des services d’autres adhérents du système et ainsi de suite. Pour Alipio, María, Alberto et les milliers d’espagnols qui participent à de tels systèmes, les banques de temps constituent une forme de coopération solidaire, une économie véritablement au service de l’Homme, une alternative crédible au règne du Dieu-argent.

« Notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent. »

À vrai dire et sans vouloir aucunement dévaloriser l’initiative des créateurs de Comunitats, les banques du temps n’ont pas grand-chose de nouveau. Plusieurs systèmes parfaitement analogues ont vu le jour un peu partout dans le monde sous des noms différents. En France, par exemple, les banques de temps se sont développées à partir des années 1990 : on appelle ça un Système d'échange local (SEL) et il y en aurait pas moins de 300 qui continuent à fonctionner sur l’ensemble du territoire. La plupart de ces petites communautés d’échange ont été fondées par des gens qui, à l’image d’Alipio, María et Alberto, souhaitaient abandonner un modèle économique qu’ils jugeaient inhumain – le capitalisme et l’économie de marché – et le remplacer par un système d’échange qui n’est pas sans rappeler furieusement les utopies socialistes du XIXème siècle. Ce fût notamment le cas du premier d’entre eux, créé en Ariège fin 1994 : comme María aujourd’hui, ses membres affirmaient sans doute avec une pointe d’espoir mêlée d’orgueil que « notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent. [2] »

C’est vers la fin de ces mêmes années 1990 que j’ai entendu parler pour la première fois des SEL. Ce n’était pas dans un article altermondialiste ni au journal de 13h mais lors d’un cours d’économie où mes camarades d’université et moi-même étudions les questions monétaires. À l’époque, pour ceux de nos professeurs qui s’étaient spécialisés dans ce domaine ô combien ardu, la création des premiers SEL était une source d’excitation intarissable et un sujet d’étude prioritaire. Il faut dire que cette agitation était bien compréhensible : ce que nos professeurs avaient parfaitement comprit, contrairement aux fondateurs des SEL eux-mêmes [3], c’est que les unités de temps que s’échangeaient les membres de ces systèmes n’étaient rien d’autre que des monnaies, des monnaies privées, des monnaies parallèles créées dans la plus parfaite illégalité au nez et à la barbe du législateur mais des monnaies à part entière. Aussi improbable que cela puisse paraître, les créateurs des SEL, alors qu’ils pensaient avoir réalisé une forme d’utopie socialiste, avaient donné vie au vieux rêve de bien des économistes libéraux.

Une monnaie, c’est un bien physique ou virtuel qui remplit trois fonctions : c’est un intermédiaire général des échanges qui nous permet de dépasser les nombreuses difficultés techniques que pose le troc, c’est une réserve de valeur qui nous permet de différer nos dépenses dans le temps et c’est une unité de compte qui nous permet d’exprimer la valeurs des biens et des services sur une échelle commune. Les francs, comme que le sel (i.e. chlorure de sodium) qui servait à payer les soldes des légionnaires romains ou le riz avec lequel on versait celles des samouraïs remplissaient ces trois fonctions et étaient donc, de plein droit, des monnaies au même titre que nos euros actuels. Fort de cette définition, considérez maintenant les unités de temps qui sont créditées ou débitées des comptes de nos amis espagnols : elles leur permettent d’échanger des biens et des services entre eux, elles conservent leur valeur dans le temps et servent d’unité. Ce sont des monnaies, des monnaies virtuelles qui, exactement comme nos euros modernes, n’ont de valeur que parce que leurs utilisateurs ont confiance en leur pouvoir d’achat.

De l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas…

Ce n’est un mystère pour personne : le succès des banques de temps tient au simple fait que, leurs monnaies n’étant pas officiellement reconnues comme telles par l’État espagnol, les utilisateurs échappent complètement à l’impôt et aux diverses règlementations. Lorsque vous vendez un service payé en unités de temps, vous ne facturez aucune TVA, vous ne serez pas assujettis à l’impôt sur le revenu et vous pouvez tout à fait travailler pour un taux horaire inférieur au salaire minimum imposé par la loi. Si quelques dizaines de milliers d’espagnols ont jugé bon de participer au développement des banques de temps, c’est essentiellement que l’économie officielle – celle qui est taxée et réglementée – ne leur offrait aucune autre option que le chômage. Autrement dit et au risque de choquer les plus sensibles d’entre nous, il y a deux économies en Espagne : l’officielle, celle qui est administrée par l’État et qui est en chute libre et l’officieuse, celle qui s’est développée sans l’État et même en dépit de lui qui explose et pèse désormais près d’un bon quart du PIB officiel.

Les cyniques et les libéraux déduiront sans doute de ce qui précède que la survie des banques de temps ne tient plus qu’à un fil. Tôt ou tard, l’État espagnol – comme l’État français il y a une vingtaine d’année – cherchera à remettre la main sur cette économie parallèle qui a le front de se développer sans ses bons services et surtout, sans s’acquitter de l’impôt. On a voit déjà quelques économistes – qui se trouvent être par ailleurs fonctionnaires – s’alarmer de la dangerosité de cette économie informelle qui réduit les recettes fiscales de l’État et donc sa capacité à gaspiller l’argent des contribuables. Plus sérieusement, on comprendra la multitude des petits artisans espagnols qui, écrasés d’impôts et de réglementations, doivent en plus subir la concurrence forcément déloyale d’une véritable économie de marché. La reprise en main fiscale n’est qu’une question de temps : de l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas et il est vite franchit.

Oh bien sûr, me direz-vous, il suffirait au gouvernement de Madrid de taxer les revenus payés en unité de temps au même taux et sur la même assiette que ceux qui sont rémunéré en euros. Détrompez-vous : c’est beaucoup plus complexe que ça ! Si le gouvernement espagnol devait un jour étendre ses filets fiscaux à cette économie réputée informelle, cela reviendrait ipso facto à reconnaitre officiellement que les unités de temps sont bel et bien ce qu’elles sont : des monnaies concurrentes de l’euro. Or ça, voyez-vous, aucun gouvernement ne peut le souffrir parce qu’admettre l’usage d’une monnaie autre que celle de l’État c’est priver ce dernier de son instrument fiscal absolu : le monopole monétaire.

Ultima Ratio Regum

Je ne doute pas un instant, Ô lecteurs, que ces choses de la vie vous sont familières mais une petite piqure de rappel ne peut pas faire de mal. Lorsqu’un État est endetté – c'est-à-dire qu’il a durablement dépensé plus qu’il ne collectait d’impôts – il est naturellement tenté de d’user de son pouvoir souverain pour envoyer paître ses créanciers. Techniquement, cela ne pose aucune difficulté [4] et la banqueroute (i.e. le défaut de paiement dit-on aujourd’hui) est un usage largement répandu chez les princes dispendieux. Néanmoins, ces derniers s’exposent alors à deux désagréments majeurs : le premier, c’est qu’ils devront se passer de créancier pendant quelques décennies ; le second, c’est que lorsque ses sujets réaliseront qu’en ultime analyse, les marchés financiers qu’ils vouaient si volontiers aux gémonies c’était eux, ils risquent d’avoir quelques difficultés a avaler la pilule. Mais le génie créatif de l’administration fiscale n’ayant pour ainsi dire pas de limite, nos gouvernants se sont dotés d’une arme qui règle définitivement le problème : le monopole monétaire et son corollaire naturel, l’inflation.

Le monopole monétaire, bien plus que l’artillerie, c’est l’ultima ratio regum, l’argument ultime des rois. Si, par hypothèse, le prince s’est engagé à rembourser un certain nombre d’euros selon un échéancier fixé à l’avance, il peut tout à fait réduire la valeur réelle de sa dette tout en honorant ses obligations : il lui suffit de réduire la valeur des euros. Pour ce faire, il n’a besoin que de deux instruments : une monnaie dont il contrôle la production et un dispositif légal qui interdit à quiconque, sur son territoire, d’utiliser une autre monnaie – i.e. le cours légal de la monnaie. Une fois en place, il suffit de dévaluer la monnaie en augmentant la teneur en bronze des pièces en or ou en faisant tourner la planche à billet – cela dépend des époques. L’opération permet non seulement de rembourser vos créanciers en monnaie de singe et de pomper la richesse réelle des épargnants en toute discrétion [5] mais offre aussi l’immense avantage de n’être visible du commun des mortel qu’au travers d’une hausse généralisée des prix… qui sera fort opportunément mise sur le dos des commerçants, banquiers et autres spéculateurs.

C’est là la principale vertu de l’euro (peut être même la seule) : nos gouvernants n’ayant plus d’accès direct à la planche à billet, ils sont obligés de nous fiscaliser de manière relativement transparente. Sauf que, par les temps qui courent et aux vues de la situation financières des États européens, l’hypothèse d’un grand mouvement d’inflation de l’euro ou d’une explosion pure et simple de la zone du même nom (suivie d’une dévaluation massive des monnaies qui en résulteraient) se fait de plus en plus probable. Nos très dispendieux gouvernements ont donc, plus que jamais au cours de la dernière décennie, toutes les incitations du monde à préserver leur monopole monétaire. Nous allons donc très prochainement assister à une reprise en main des banques de temps espagnoles ; Alvaro, Teresa, Alipio, María et Alberto se verront expliquer – à leur plus grande surprise – que leur petite expérience ultralibérale manque cruellement de patriotisme fiscal, Comunitats fermera ses portes ou verra son domaine d’activité sévèrement restreint et nos amis espagnols pourront gouter encore un peu plus aux délices du chômage de masse et de l’appauvrissement généralisé sous perfusion étatique.

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[1] Cet exemple est tiré d’un reportage diffusé par Arte en début d’année (Tabea Tiesler, René Gorski et Robert Bohrer, Espagne : des banques de temps communautaire).
[2] Si cette distinction sémantique entre argent et monnaie vous perturbe, rassurez-vous : vous n’êtes pas le seul.
[3] À l’exception, peut-être, de M. Franck Fouqueray qui avait créé un système équivalent au Mans en 1990 (Troc Temps) mais se gardait bien de parler d’autre chose que de troc.
[4] On rappellera ici et fort opportunément que l’État, par définition, contrôle la police et l’armée ; les marchés financiers ? Combien de divisions ?
[5] Puisque ces derniers n’ont pas d’autre choix que de conserver leur épargne dans la monnaie de l’État.

Orwell, le socialisme pessimiste

Je me suis souvent demandé comment l’auteur de 1984 pouvait être socialiste ?

C’est, du moins me semble t’il, Orwell lui-même qui nous donne la réponse dans une lecture comparée de La route de la servitude de Fredrich Hayek et de The Mirror of the Past de Konni Zilliacus (The Observer, le 9 avril 1944). Lire Orwell s’exprimer sur ces deux opus est particulièrement intéressant puisque, comme il le note lui-même, ils couvrent à peu de chose près le même champ tout en développant des opinions radicalement opposées : Hayek, bien sûr, défend le capitalisme et l’économie de marché et dénonce les inévitables dérives totalitaires des systèmes collectivistes tandis que Zilliacus, fervent partisan du collectivisme, soutient une thèse parfaitement orthogonale.

Dès le début du papier, Orwell adopte une position surprenante en déclarant que les deux auteurs pourraient bien avoir raison. Selon lui, le capitalisme de laissez-faire ne peut mener qu’au monopole et donc à la crise et au chômage ; il en conclue que le glissement progressif vers des régimes collectivistes est inévitable pour peu qu’on continue à demander leur avis aux électeurs (et dans le cas contraire, bien évidemment, c'est la dictature). Seulement voilà : le même Orwell éprouve la plus grande méfiance pour de tels régimes qui, selon ses propres termes, « donne à une minorité tyrannique plus de pouvoirs que les inquisiteurs espagnols n’auraient jamais rêvé en avoir. »

Bref, toute l’originalité de la position orwellienne est résumée dans la fin de son article lorsqu’il écrit que « le capitalisme mène au chômage, à la lutte pour les marchés et à la guerre » mais rajoute aussitôt que « le collectivisme conduit aux camps de concentration, au culte du chef et à la guerre. » La vision de Orwell, qui rêve sans trop y croire d’une économie planifiée qui ne dégénère pas en dictature stalinienne, c’est avant tout une vision profondément pessimiste. D’une certaine manière, Orwell – du moins le George Orwell de 1944 – est un marxiste pour qui la fin de l’histoire ne sera pas l’avènement du communisme mais celui de la société totalitaire qu’il décrit dans 1984 ; il était socialiste – oui, sans doute – mais un socialiste par défaut, un socialiste qui n’y croyait au fond pas vraiment lui-même.

Fort heureusement pour nous tous, les plus grands écrivains peuvent être de piètres économistes.

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