Le marin ivre

Vous l’avez peut être déjà vue circuler sur internet, c’est une copie du courrier des lecteurs du Northern Wyoming Daily News, le 2 avril 2010 :

Pour ceux d’entre nous qui ne lisent pas l’anglais, ça dit :

« Objection d’un ancien marin
« Aux Éditeurs :
« Je m’oppose et je m’insurge contre quiconque affirme qu’Obama et le Congrès dépensent comme un marin ivre. En tant qu’ancien marin ivre, j’arrêtais quand j’étais à court d’argent.
« Bruce L. Hargraves
« Retraité de l’US Navy »

Il est bon ce Bruce… très, très bon…

Pourquoi je ne vous embaucherai pas

En tant que patron et actionnaire unique, je n’embaucherai un salarié que si j’ai des raisons objectives de penser de sa contribution aux résultats de ma petite entreprise sera supérieure ou au moins égale à son salaire. Je sais bien que les marxistes appelleront ça de l’exploitation mais je me permets de vous rappeler que, dans cette opération, celui qui prend tous les risques, c’est moi. C’est le principe du capitalisme : celui qui investit ses économies et s’endette même parfois lourdement pour créer son entreprise, c’est le patron. Celui qui devra faire la variable d’ajustement si son salarié est malade, en vacances ou en congé-maternité, c’est le patron. Celui qui devra réduire ses émoluments, ne rien gagner du tout ou même perdre de l’argent si ses affaires périclitent, c’est le patron. Si les bolchéviques veulent éviter d’être exploités, je les invite à créer leurs propres boîtes ; on en reparlera. En attendant, celui qui risque la faillite, celui qui travaillera 60 heures par semaine sans même être sûr de pouvoir se payer, c’est moi. Alors oui, je vous le confirme, je n’embaucherai quelqu’un que si j’ai de bonnes raisons de penser que j’ai quelque chose à y gagner.

Mais je suis un garçon optimiste et, à vrai dire, le simple fait d’avoir quelqu’un avec qui discuter durant mes journées de travail est une perspective qui m’est agréable. Aussi, suis-je prêt à embaucher un salarié pour peu que sa contribution au résultat de mon entreprise rembourse son salaire ; c'est-à-dire que je ne gagnerai rien et, qu’au sens marxiste du terme, je ne l’exploiterai pas. Par exemple, si je rencontre un candidat qui, selon mes estimations, est capable de générer 4 215 euros de bénéfices pour mon entreprise, je suis prêt à le payer 4 215 euros [1].

Un salaire de 4 215 euros, ça peut vous sembler beaucoup mais n’oubliez pas que sur cette somme, je devrai payer 689 euros de charges sociales dites « salariales » et 1 400 euros de charges sociales dites « patronales » : après ces prélèvements obligatoires, la somme que je verserai effectivement sur le compte de mon employé – son salaire net – ne sera plus que de 2 126 euros. Et ce n’est pas fini : sur son salaire net, il devra vraisemblablement s’acquitter de 168 euros d’impôt sur le revenu et d’au moins 125 euros de TVA ce qui fait qu’au total, sur les 4 215 euros que je débourserai chaque mois, il disposera d’un salaire disponible après impôts de 1 833 euros ; le solde, 2 382 euros, 56,5% de son salaire réel, étant ponctionné par l’État. C’est, selon une étude récente de l’Institut Économique Molinari réalisée sur la base de données fournies par Ernst & Young [2], le deuxième taux de fiscalisation le plus élevé de l’Union Européenne après la Belgique (59,2%). Avec ces 1 833 euros il devra se loger, s’habiller, se nourrir, payer ses factures et, s’il en reste un peu, il pourra s’offrir quelques loisirs.

Et ça, voyez-vous, c’est déjà un gros problème. C’est un gros problème parce que j’ai beau accepter de ne pas gagner un centime grâce au travail de cet hypothétique salarié, j’ai tout de même besoin d’un type compétent et motivé. Si c’est pour me coltiner un incompétent notoire ou un bonhomme qui n’en fiche pas une et va finir par couler ma boîte, pardon, mais je préfère faire sans. Seulement voilà : à 2 126 euros nets par mois, même pas deux fois le Smic, ça commence à être très juste pour motiver des gens du calibre dont j’ai besoin et ce, d’autant plus que si l’un de mes concurrents anglais avait la même idée que moi, le salaire disponible après impôts de mon employé serait 47% plus élevé outre-manche qu’à Marseille. Autant vous dire que pour un employeur français, la concurrence est rude. Oh ! Bien sûr, me direz-vous, il y a bien des gens qui sont prêts à gagner moins pour le simple plaisir de vivre au bord de la Méditerranée ; je ne vais pas vous dire le contraire : c’est mon cas. Mais il n’en reste pas moins que 2 126 euros nets par mois, dans ma branche, ce n’est pas grand-chose et que ce pas grand-chose peu vite devenir un problème.

Tenez par exemple : imaginez que j’embauche une jeune femme. Naturellement, au sens le plus humain que ce terme puisse avoir, il arrivera fatalement un moment où, ayant rencontré son prince charmant, elle sera titillée par l’envie d’avoir un bébé. Elle sera donc placée devant un choix extrêmement clair : privilégier son métier et continuer à toucher son salaire dont elle sait qu’il n’est pas à la hauteur de ce à quoi elle pourrait prétendre et faire un bébé et continuer à toucher le même salaire avec l’assurance, la loi l’imposant, de retrouver son poste à la fin de son congé-maternité. Que croyez-vous qu’elle fera ? Eh bien, voyez-vous, pour moi ça signifie que, pendant toute la durée de sa grossesse, non seulement elle ne rapportera pas un centime à l’entreprise mais c’est moi qui devrais assurer sa charge de travail ou embaucher quel qu’un d’autre pour la remplacer [3]. Voilà pourquoi je n’embaucherai certainement pas une jeune femme. Croyez bien que le regrette mais je ne suis pas riche à ce point.

Soyons optimistes et imaginons que je décide, finalement, d’embaucher un homme ou une femme d’âge mûr qui partage mon amour immodéré pour la citée phocéenne. Même dans ce cas, mes problèmes sont loin d’être réglés puisque ma capacité à payer un salaire de 4 215 euros par mois est intimement liée au chiffre d’affaires que réalise ma société. Je dois à ce stade vous préciser que mon métier, l’activité de ma petite entreprise, consiste à gérer un portefeuille d’actions. Vous en conviendrez, il y a, de nos jours, des métiers qui bénéficient d’une meilleure publicité que le miens et c’est justement là que se niche la difficulté dont je veux vous entretenir maintenant. Je vous expliquais plus haut pourquoi être le patron de sa petite entreprise est un métier risqué : une des principales sources de risque tient au fait que vos revenus ne sont pas garantis, ils fluctuent en fonction de la marche de vos affaires et peuvent même, en période de vaches maigres, se transformer en pertes. De toute évidence, lorsque vous êtes de surcroît un employeur, c'est-à-dire que vous devez dans mon exemple payer vos 4 215 euros chaque mois, le risque n’en est que plus grand.

Or voilà, mon métier consistant à gérer l’argent des autres, la bonne marche de mes affaires est naturellement conditionnée par l’existence de clients potentiels ; c'est-à-dire de gens qui disposent d’un patrimoine financier ; c'est-à-dire – pour reprendre la terminologie officielle – de riches. C’est aussi simple que cela : sans riches, mon entreprise n’existe plus et du coup, elle ne risque pas d’embaucher. Je vais donc faire appel à votre intelligence et à votre bon sens : si vous étiez à ma place, lorsque le président de votre pays décrète que vous êtes son ennemi, qu’il va taxer les riches au bazooka et poursuivre ceux qui tentent de fuir à l’étranger, qu’il va taxer les marchés financiers, en remettre une couche sur les entreprises en général et sur celles qui payent des dividendes en particuliers, qu’il se pique de donner des leçons de stratégie industrielle alors que lui-même n’a jamais rien réussit d’autre que de ruiner le département dont il avait la charge… Vous embaucheriez vous ? Eh bien laissez-moi vous le dire, à moins que vous ne soyez un des très riches amis dudit président ou totalement fou : il n’y a pas la moindre chance. Voilà pourquoi, et croyez bien que j’en suis sincèrement désolé, je n’embaucherai pas.

De toute manière et pour être parfaitement honnête, j’ai un aveu à vous faire : ma petite entreprise n’existe pas. Ce n’est pas que je n’ai pas envie ni que je doute de mes capacités mais plutôt que les coûts règlementaires qui pèsent sur la création d’une entreprise dans mon secteur ne me permettent tout simplement pas de le faire. Nous pourrions passer encore quelques heures ensemble – le temps que je vous décrive par le menu ce à quoi ressemble vraiment cette soi-disant « dérégulation de la finance » – mais je me contenterai d’un seul exemple qui, je le crois, fixera bien les idées. Figurez-vous que, pour exercer mon métier en France, je dois au préalable obtenir un agrément, une autorisation administrative. Comme toute autorisation administrative, son obtention nécessite de longues et laborieuses négociations avec l’autorité de tutelle présumée compétente mais surtout, avant même d’entamer ce long chemin de croix, la règlementation m’impose d’avoir embauché non pas un mais deux salariés. C'est-à-dire que pendant environ six mois, sans même savoir si j’obtiendrai le droit de travailler, je dois être en mesure de financer deux emplois au tarif évoqué plus haut. Je vous fais un dessin ?

Voilà où nous en sommes les amis. Si vous faites partie de celles et ceux qui pensent que notre salut passera par plus de dépense publique, plus d’impôts et plus de réglementations sachez au moins qu’au rythme où vont les choses, il faudra bientôt prévoir un peu de la première pour que ma famille subsiste, ne pas trop compter sur moi pour les seconds et ne pas perdre de temps sur les dernières : il n’y aura plus grand-chose à réguler. Lorsque vous-même ou l’un de vos enfants chercherez du travail dans le champ de ruines que nous préparent nos bons politiciens, vous aurez peut-être une petite pensée pour moi et pour ce job à 4 215 euros par mois que j’aurais pu vous offrir. D’ici là, bonne chance à toutes et à tous.

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[1] Je vous fais grâce des mètres-carrés, du bureau, du matériel informatique, des frais téléphoniques, de l’éventuel surcoût que représente une embauche auprès de mon comptable etc.
[2] Cécile Philippe, Nicolas Marques et James Rogers, Fardeau social et fiscal de l'employé lambda au sein de l'UE ‐ 2012 ‐ 3ème édition (juillet 2012).
[3] Dans la première version de ce paragraphe, j’ai commis une grosse erreur : j’inférais à tort que cette employée resterait à ma charge, ce qui est faux ; en fait, elle sera payée par la CAPM. Mea culpa ! (GK, 2012-07-25 @ 13:50)

Ce soir, la France se brossera les dents

Lors de la commémoration de la rafle du Vel d'Hiv, François Hollande, rompant ainsi avec son mentor putatif, déclarait que « la vérité, c'est que le crime fut commis en France, par la France» et rajoutait « la France [à ce moment là] accomplissait l’irréparable ». Sans grande surprise, cette déclaration suscitait l’enthousiasme d’une gauche trop heureuse d’entretenir le mythe d’une droite française collaborationniste opposée à une gauche résistante tandis que, de l’autre coté de l’hémicycle, on se scandalisait de ce que le président de la République puisse ainsi confondre la France, la véritable, la résistante, la gaulliste avec l’infâme régime de Vichy.

Ce que ces déclarations, comme le tôlé qu’elles ont provoqué ont de profondément surréaliste c’est que personne, à aucun moment, que ce soit parmi nos politiciens ou dans la presse n’a jugé bon de s’interroger sur la nature de ce que les uns comme les autres s’entendent à désigner sous le nom de « la France ».

Je peux comprendre que, par abus de langage, un supporter de football résume l’issue d’une rencontre internationale en disant que « la France a gagné ». On est ici dans le langage courant et le sujet, pardonnez-moi, ne mérite pas nécessairement que l’on s’embarrasse de détails quant à la forme. Mais très pratiquement et pour parler justement, ce n’est « la France » qui a gagné ; ce sont les joueurs de l’équipe nationale française et, par extension, le personnel d’encadrement de ladite équipe. Lorsque les supporters descendent dans la rue pour fêter la victoire en scandant le traditionnel « on a gagné » (trois fois), ils savent pertinemment qu’ils n’ont remporté aucune compétition sportive ce soir là et pour cause : ils ont passé la soirée devant leurs télévisions.

Dire que « la France » était collaborationnisme et aussi stupide et dénué de sens que de la déclarer résistante. Ce n’est pas la France qui a commis un crime, ce n’est pas la France qui exporte et qui importe et ce n’est pas la France qui rase 20 millions de mentons chaque matin ; ce sont des français qui font ces choses là, des individus. « La France », évoquée avec tant de légèreté et de certitude par nos élites, est un concept et les concepts ne pensent pas ; les concepts n’agissent pas : seuls les individus pensent ; seuls les individus agissent.

De quelque bord qu’elles proviennent, ces invocations de « la France » traduisent le même système de pensée. Un système de pensée dans lequel l’individu est subordonné au corps social auquel il est supposé appartenir ; un système de pensée dans lequel la société est conçue comme une entité douée de conscience et capable d’agir ; un système de pensée, enfin, qui confond cette société purement rhétorique avec l’État qui la gouverne. L’ironie tragique de l’histoire, c’est que c’est précisément le système de pensée des nazis et de ceux qui ont collaboré avec eux.

La carotte et le bâton

L’idée que développe Jérôme Leroy dans son dernier papier à propos de France Télécom peut se résumer comme suit : France Télécom a été privatisée ; la direction ne s’intéresse désormais plus qu’aux profits ; pour ce faire, elle cherche à se débarrasser de ses salariés et n’hésite pas à les pousser au suicide ; la preuve est donc faite que le libéralisme est une « idéologie mortifère ». Fermez le ban.

On ne reviendra pas ici sur la méthode qui consiste à annoncer un nombre de suicide que l’on présente comme absolument terrifiant en omettant soigneusement de le mettre en rapport de la population concernée – les salariés de France Télécom – pour que personne ne se rende compte qu’il est en réalité inférieur à la moyenne nationale. C’est un fait en principe assez bien établit, il est inutile d’en remettre une couche et ce, d’autant plus que ces mêmes personnages qui tenaient minutieusement le décompte des suicides dans la presse vous accuseront d’être un monstre sans cœur qui ne s’intéresse qu’aux chiffres. Passons donc.

Il serait ridicule de nier le manque total d’humanité avec lequel la direction de France Télécom a mis en œuvre la réduction de ses effectifs. On ne saura peut être jamais si la volonté de la direction du groupe était de pousser ses salariés au départ en leur infligeant des conditions de travail insupportables ; toujours est-il que si tel avait était son objectif, elle n’aurait pas agit autrement. On sait avec un degré de certitude tout à fait raisonnable qu’un certain nombre de ces salariés qui ont mis fin à leurs jours l’ont fait pour des motifs exclusivement professionnels et directement liés à la réorganisation en cours. Didier Lombard est il coupable ? Ce n’est certainement pas à moi d’en juger et je me garderai bien de le faire. Laissons, comme on dit, la justice faire son travail.

En revanche, sur la culpabilité du libéralisme dans cette affaire, j’ai deux ou trois commentaires à faire. Vous avez eu la version du procureur, laissez-moi donc faire l’avocat.

Primo, si la direction de France Télécom a cherché à réduire sa masse salariale depuis 2003, c’est principalement pour deux raisons : la première, c’est qu’elle était notoirement pléthorique ; la seconde, c’est que Thierry Breton héritait des errements de son prédécesseur [1] qui, ayant participé plus qu’activement à la fameuse bulle internet, avait endetté France Télécom à hauteur de 70 milliards d’euros. Lorsque l’État nomme monsieur Breton à la tête du groupe, ce dernier tentera de sauver les meubles avec son fameux plan des « trois quinze » qui inclura, notamment, 15 milliards d’euros d’économies – notamment sur la masse salariale du groupe. Il n’était donc pas tant question de réaliser de gigantesques profits mais plutôt d’éviter que le groupe disparaisse.

Deuxio, il est peut être utile de rappeler que France Télécom, à l’époque des faits comme aujourd’hui, est dirigée par l’État. Au 31 décembre dernier, directement ou via le Fonds Stratégique d’Investissement, l’État détenait 27,1% des droits de vote et aucun autre actionnaire n’en possédait plus de 5%. En d’autres termes, à moins qu’une myriade de petits porteurs ne s’unisse pour contester ses choix, c’est bel et bien l’État qui décide. C’est lui qui a nommé Michel Bon, Thierry Breton, Didier Lombard et, plus récemment, Stéphane Richard [2] comme il y a parachuté Christine Albanel quand elle eut fini de nuire dans son ministère. Il est donc inutile de chercher un obscur magnat de la finance pour l’accuser de la débâcle financière ou de la gestion calamiteuse des ressources humaines : le patron c’était l’État, le garant de l’intérêt général, l’investisseur visionnaire, l’employeur présumé idéal parce que, précisément, il se fiche éperdument de réaliser des profits.

Tertio, si la méthode qui consiste à harceler un salarié pour le pousser à partir de lui-même s’avère avoir été employée sciemment, je dois avouer que je n’en serais pas étonné outre mesure. La raison en est fort simple et elle découle de mon point précédent : c’est une méthode largement usitée dans nos administrations, entreprises publiques et, d’une manière générale, partout où les salariés sont protégés d’un éventuel licenciement par leur statuts. Dans une entreprise privée et dans un monde libéral, un employé qui ne donne plus satisfaction, on le licencie ; comme on ne peut pas licencier un fonctionnaire, on procède autrement. Si vous cherchez des salariés dépressifs, qui ne savent pourquoi ils travaillent et qui souffrent d’un management à la limite de l’inhumain : allez donc faire un tour dans nos administrations et autres entreprises publiques.

C’est toute l’ironie de cette affaire : alors que l’Éducation Nationale et la Police Nationale affichent des taux de suicides nettement supérieurs à ceux de France Télécom, on nous explique que ce sont le capitalisme, la course au profit et la rapacité des actionnaires qui poussent les salariés à commettre l’irréparable. Je ne compte plus ceux de mes amis qui travaillent pour l’État et se plaignent en permanence d’une perte totale de sens, d’une hiérarchie fuyante et incapable de prendre la moindre décision, de petits chefs hargneux qui les prennent en grippe pour des raisons incompréhensibles ou de collaborateurs démotivés qui passent leurs journée à en attendre la fin. Pour nous autres, qui avons fait nos carrières dans le privé, c’est proprement inimaginable ; nous en avons tous vu de belles mais à ce point, rarement.

Les méthodes de management de France Télécom sont finalement une illustration parfaite de la différence qui existe entre un monde libéral et un monde socialiste dès lors qu’il s’agit de faire avancer les hommes : dans le premier, on utilise la carotte ; dans le second, on ne connait que le bâton.

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[1] Il est question ici de Michel Bon, énarque et inspecteur des finances, qui, en matière de gabegie et d’investissement hasardeux n’avait pas grand-chose à envier à Jean-Marie Messier, également énarque et inspecteur des finances.
[2] Énarque, inspecteur des finances et ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde.

PSA et les pompiers-pyromanes

Vous avez certainement entendu parler de ces incendies qui, après enquête, s’étaient avérés avoir été allumés par des pompiers. Je ne suis pas psychologue et n’ai pas la prétention de me faire passer pour tel mais il est une hypothèse raisonnable qui pourrait expliquer ce qu’il se passe dans la tête d’un pompier-pyromane : il tente de justifier sa propre existence. Pas de feu, pas de pompier : il deviendrait pyromane pour justifier l’existence de son métier, pour susciter la reconnaissance et l’admiration de ses concitoyens, pour se sentir important et utile. Cette pathologie est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit mais pas chez les soldats du feu, chez qui elle est au contraire plutôt rare : c’est surtout chez les politiciens professionnels que le syndrome est le plus fréquent. L’affaire PSA en est une illustration tout à fait saisissante. Je m’explique.

En 2010, à l’échelle mondiale, ce sont près de 55,9 millions de voitures neuves à l’usage de particuliers qui ont été immatriculées ; 44,4% de plus qu’en 2000. Du point de vue des ventes, au moins, c’aura sans doute été la meilleure année qu’ai connu l’industrie automobile de toute son histoire. La raison en est très simple : l’émergence des classes moyennes de ceux que nous appelions autrefois les pays sous-développés a créé un gigantesque gisement de consommateurs qui, pour la première fois, peuvent s’offrir ce luxe jusque là inaccessible. À l’inverse, dans nos pays dits développés, la tendance lourde est, depuis au moins deux décennies, à la baisse du nombre d’immatriculations : dans l’Union Européenne elles ont baissé d’un peu plus de 12% entre 2000 et 2010 ; aux États-Unis, elles ont plongé de plus de 36%.

Contrairement à ce que certains cassandres se plaisent à faire croire, ce n’est pas un problème de pouvoir d’achat. À titre d’illustration, on rappellera qu’en 1980, il fallait environ 1 579 heures de Smic brut pour s’offrir une Renault 5 L (la moins chère) tandis qu’aujourd’hui, il ne faut plus que 850 heures pour devenir l’heureux propriétaire d’une Twingo [1] ; sans tenir compte des progrès réalisés entre temps, le pouvoir d’achat automobile du smicard français a donc pratiquement doublé. Il est possible que ce soient justement ces progrès qui aient considérablement amélioré la durée de vie de nos voitures modernes et que donc, nous sommes amenés à en changer moins souvent ; c’est à voir. Mais ce qui est en revanche certain c’est qu’au cours des deux dernières décennies, nos gouvernements ont fait à peu près tout ce qu’il était concevable de faire pour nous inciter à utiliser le moins possible nos voitures.

En France, par exemple, on citera les politiques d’urbanisme qui visent explicitement à chasser les voitures des centres-villes, la taxation massive des carburants, le contrôle technique, les équipements obligatoires (gilets de sécurité, triangles de signalisation et autres éthylotests) ou les normes imposés par la loi aux constructeurs (sécurité, pollution…)… Très clairement, et sans porter de jugement sur le bienfondé de ces politiques, tout à été fait pour privilégier les transports collectifs au détriment des véhicules individuels. Il ne devrait, en principe, surprendre personne que les français achètent moins de voitures qu’autrefois et donc, que les marques françaises – Peugeot, Citroën et Renault – qui se partagent encore une bonne moitié du marché à elles trois soient les premières à en souffrir.

Naturellement, les constructeurs automobiles se sont adaptés et ont cherché à délocaliser une part grandissante de leur production vers les marchés en forte croissance et ce, d’autant plus qu’en sus d’économies sur les coûts de transports, ils pouvaient y trouver une main d’œuvre moins chère et des réglementations moins coûteuses. C’est évident mais il semble qu’il faille le rappeler : avec une structure de coûts européennes vous pouvez difficilement espérer vendre des voitures aux indiens à moins, bien sûr, que vous ne soyez spécialisé dans les véhicules de luxe. Et de fait, à l’exception de l’Allemagne et du Royaume-Uni, la production locale des pays d’Europe de l’ouest et d’Amérique du nord a au mieux stagné et, le plus souvent, baissé dans des proportions spectaculaires. Stupeur chez nos politiciens qui réalisent soudainement que leur empressement à matraquer automobilistes et constructeurs finit par avoir des conséquences en termes d’emploi.

« Si ça bouge, taxez-le. Si ça continue à bouger, régulez-le. Si ça s'arrête de bouger, subventionnez-le [2]. » Voilà donc nos politiciens qui décident de « sauver l’industrie automobile française » en la subventionnant massivement. C’est la prime à la casse qui a concerné environ 1,15 millions de véhicules entre 2009 et 2010 – soit un bon quart des ventes – et coûté pas moins de 1 038 millions d’euros aux contribuables, le fameux bonus/malus écologique qui, bien loin d’être équilibré, a fini par coûter près d’un milliard et demi d’euros entre 2008 et 2011, les milliards de prêts et autres aides publiques accordés aux constructeurs comme à leurs filiales financières, les investissements au capital des équipementiers de la filière et l’intervention systématique des pouvoirs publics dans la gestion des affaires de PSA et de Renault… J’en oublie certainement.

Du coup, les ventes en France ont plutôt bien résisté puisque, sur la période 2000-2010, le nombre d’immatriculation progressait de 5,5% et Philippe Varin, président du directoire de PSA, pouvait ainsi tripler sa rémunération au titre de l’année 2010 à 3,25 millions d'euros. Seulement voilà, comme le disait si bien Thatcher, « le problème avec le socialisme c’est que vous finissez toujours par être à court d’argent des autres » [3]. Une fois les effets d’aubaines passés et le coût astronomique de ces mesures clairement identifié, le marché est revenu sur sa tendance de fond : entre le premier semestre 2011 et les six premier mois de l’année 2012, le nombre d’immatriculation en France s’est effondré de 14,4%. Très logiquement, PSA annonce des licenciements et, sans surprise, nos politiciens se précipitent sous l’objectif des caméras d’une presse décidément consentante pour crier haut et fort qu’ils n’acceptent pas.

Évidemment, on aurait pu tout simplement éviter de saborder notre marché automobile à coup de taxes et de règlementations ; à défaut, on aurait pu laisser nos constructeurs automobiles faire leur métier et s’adapter à ce nouvel environnement. Mais une telle hypothèse présente un défaut majeur : à quoi pourraient donc bien nous servir le ministère de l’économie, celui du redressement productif [4], leurs règlementations, leurs taxes et leurs armées de fonctionnaires ? Comment un politicien professionnel, qui n’a jamais rien fait d’autre de sa vie, ne sait ni ne veut rien faire d’autre pourrait-il admettre sa propre inutilité ? Imaginez donc Pierre Moscovici ou Arnaud Montebourg qui n’ont, l’un comme l’autre jamais mis les pieds dans une entreprise, dégradés au rang de simples citoyens, condamnés à travailler, à prendre des risques, à ménager leurs clients et fournisseurs mécontents, à trouver de quoi payer les salaires de leurs employés.

C’est le syndrome du pompier-pyromane, de l’auto justification de l’intervention publique. Toute notre classe politique, composée quasi-exclusivement de politiciens de carrière, ne peut pas admettre l’inutilité et encore moins la nocivité des interventions étatiques ; elle ne peut pas l’admettre parce que c’est fondamentalement contraire à ses intérêts. À chaque incendie, il faut donc trouver une politique quitte à allumer deux autres foyers un peu plus loin. Et pendant ce temps, nos entrepreneurs et nos jeunes diplômés les plus prometteurs fuient sous des cieux plus cléments, des milliers de PME ne survivent plus qu’en omettant de déclarer une part grandissante de leurs activités à l’administration fiscale, les employeurs n’osent plus recruter, nos grandes entreprises n’osent plus investir, le chômage s’installe, la précarité progresse et la France, petit à petit, se couvre d’une épaisse couche de cendre.

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[1] R5 L à 20 490 francs (hors options) pour un Smic horaire brut moyen de 12,98 francs sur l’année 1980 ; Twingo à 7 990 euros TTC avec un Smic à 9,4 euros de l’heure depuis le 1er juillet.
[2] Ronald Reagan.
[3] Le terme de « socialisme » est impropre – elle aurait du parler de « social-démocratie » de gauche comme de droite.
[4] Je ne m’y ferais jamais…

Génie créatif

Le député Jean-Marie Le Guen estime ce lundi dans les colonnes du Parisien qu’il fallait taxer les « superprofits » des fabricants de tabac au motif que ces derniers – selon ses termes – sacrifient notre santé et les finances publiques des Français. Bien sûr, toujours selon le député susnommé, cette mesure « n'aura aucun effet sur le prix du paquet de cigarettes ou sur le pouvoir d'achat des Français » : ça, c’est le rôle de l’augmentation de 6% prévue pour l’automne. Décidément, l’inventivité de nos élus en matière fiscale n’a d’égal que le génie créatif dont ils sont capables pour justifier leur matraquage.

D’une part, et c’est un fumeur qui vous le dit, ce ne sont pas les cigarettiers qui sacrifient notre santé mais ce sont les fumeurs qui font le choix conscient de consommer un produit dont ils savent parfaitement qu’il n’est pas bon pour leur santé. Si le simple fait de gagner de l’argent grâce à la vente de tabac suffit à se rendre coupable de vouloir sacrifier la vie des honnêtes gens, alors, avec un prix de vente des cigarettes composé à 80% de taxes, le criminel en chef c’est l’État. Il suit de la remarque précédente qu’affirmer que l’industrie du tabac ruine nos finances publiques alors que les taxes que nous payons sur chaque paquet génèrent près de 13 milliards d’euros de rentrées fiscales annuelles, c’est décidément nous prendre pour des imbéciles. Enfin, il va de soit que si l’on ponctionne leurs profits, lesdits cigarettiers n’auront d’autre choix que d’augmenter leurs prix de vente… ou de mettre la clé sous la porte.

Gageons que d’ici quelques mois nous allons assister à la fermeture des dernières usines de cigarettes encore installées en France, à la disparition de quelques milliers de bureau de tabac et à une belle série de licenciements économiques dans toute la filière de distribution. Cela donnera sans doute l’occasion à l’un ou l’autre des imbéciles qui nous gouvernent de déclarer qu’il « n’accepte pas ».

« La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent. »
-- Albert Einstein

Réponse d’un amoureux

De prime abord, monsieur Rouvillois semble regretter que le Dictionnaire du libéralisme rédigé sous la direction de Mathieu Laine ait été écrit par des libéraux. Ça se conçoit mais vous conviendrez avec moi qu’un bouquin sur le libéralisme écrit par des antilibéraux ça n’aurait pas été très original. Peut-être qu’un livre à plusieurs mains avec, par exemple, Laurent Joffrin, Éric Zemmour, Nicolas Demorand, Emmanuel Todd et Jean-Claude Michéa aurait été plus au goût de monsieur Rouvillois mais, en matière d’objectivité et de connaissance du sujet, je crains que le qualificatif de dictionnaire aurait alors été quelque peu usurpé. C’est un petit peu comme si on demandait à un taliban d’écrire un dictionnaire du judaïsme ; l’exercice ne manque peut-être pas d’intérêt mais je doute que le lecteur y apprenne quoi que ce soit de valable sur la religion d’Israël. Bref, ce premier regret me semble plutôt un point positif.

Deuxième point noir : monsieur Rouvillois s’étonne de ce que le libéralisme ne soit pas décrit comme une forme de conservatisme de droite, voire d’extrême droite. Étant moi-même libéral, je puis vous confirmer que je n’estime pas être de droite, pas plus que je ne pense être de de gauche. Je m’inscris là dans la tradition libérale française qui, lorsque ma famille de pensée était encore représentée à l’Assemblée nationale, siégeait au centre et votait, selon les sujets, avec la gauche ou la droite. De la même manière, il eut été étonnant que les auteurs du dictionnaire présentent le libéralisme comme « un nouveau totalitarisme » ; on peut ne pas être libéral sans pour autant tenir des propos à ce point incohérents. Sur l’anarchisme, enfin, je nuancerais : notre famille de pensée comporte bien quelques anarchistes – les anarcho-capitalistes (voir Gustave de Molinari ou Murray Rothbard) – pour autant, l’immense majorité des libéraux admettent la légitimité d’un l’État – pour peu que ses pouvoirs soient clairement délimités – et ne sont donc pas, de fait, anarchistes.

Monsieur Rouvillois note à juste titre que le dictionnaire ne comporte aucune entrée pour le terme d’« ultralibéralisme ». Je ne crois pas trahir la pensée des auteurs en affirmant que c’est parce que ce terme, à moins qu’on veuille faire référence par là aux anarcho-capitalistes que j’évoque plus haut, n’a rigoureusement aucun sens du point de vue des libéraux : ultralibéralisme est un anathème qui est au discours politique contemporain ce que procès en hérésie était à l’inquisition. Si vous êtes à la recherche d’un écrit qui utilise cette notion à tout bout de champ, je vous suggère le programme du Front de Gauche (où c’est l’UMP qui est ainsi cloué au pilori) ou celui du Front National (qui estime manifestement que le PS est ultralibéral). Passons…

Quatrièmement, monsieur Rouvillois s’étonne de ce que la loi Le Chapelier (1791) ne soit évoquée qu’une fois alors qu’elle est, selon ses termes, un « aboutissement logique du libéralisme des Lumières ». Je crains que la vérité ne soit un peu plus complexe. Si le décret d’Allarde, qui cherche à établir la liberté d’entreprendre, s’inspire évidemment des idées des Lumières et notamment de celles de Turgot, la loi Le Chapelier qui le suit de quelques mois est, à l’image de son promoteur, d’inspiration nettement plus jacobine. En effet, si le démantèlement des corporations est bien une idée libérale, l’interdiction qui est faite par ladite loi aux salariés de s’associer entre eux et de faire grève ne l’est pas du tout. La raison pour laquelle les libéraux s’y opposent, vous la trouverez notamment chez Adam Smith ou chez Jean-Baptiste Say qui notaient fort justement qu’un salarié isolé n’avait que peu de pouvoir de négociation face à son employeur. Dès lors, et très logiquement, ce sont donc les libéraux, à l’image de Frédéric Bastiat [1], qui vont se faire les champions de la liberté d’association et du droit de grève et donc, les plus fervents détracteurs de cette loi. Ce sont d’ailleurs deux libéraux, Émile Ollivier et Pierre Waldeck-Rousseau, qui, malgré l’opposition farouche des conservateurs et des socialistes [2], finiront par obtenir le droit de coalition (1864) et la liberté syndicale (1884).

Et voilà que monsieur Rouvillois s’insurge de ce que l’on puisse affirmer que les conditions de vie des prolétaires se soient considérablement améliorées au cours des XIXème et XXème siècles. Que dire ? C’est ce que tous les travaux de recherche menés sur ce sujet ont conclu : mesurez ça en niveau de revenu, en espérance de vie, en taux de mortalité infantile, en prévalence de la malnutrition ou en occurrence de famines – peu importe – les résultats seront les mêmes. Que les interventions gouvernementales comme la loi Le Chapelier évoquée plus haut ou le fameux livret d’ouvrier aient contribué à freiner cette évolution, j’en conviens volontiers mais nier ce fait majeur de l’histoire relève de l’aveuglement. Ludwig von Mises avait entièrement raison de dénoncer cette pseudo-paupérisation, « l’une des plus grandes falsifications de l’Histoire » : songez seulement qu’entre le moment où Friedrich Engels publie La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845) et la publication du premier tome du Capital (1867), le niveau de vie moyen des anglais avait progressé de près de 44% [3].

Enfin, sixième et dernière remarque de monsieur Rouvillois : les libéraux ne sont pas d’accord sur tout, y compris sur des sujets fondamentaux. C’est tout à fait vrai et c’est d’ailleurs ce qui fait toute la différence entre le dogme d’une religion et la démarche d’un courant de pensée fondé sur la Raison et « cette quête constante de la vérité » qu’évoque Mathieu Laine dans son introduction. En effet, même sur un sujet aussi central que la démocratie, les avis divergent, les arguments s’affutent et les discussions vont bon train. D’Alexis de Tocqueville à Hans-Hermann Hoppe, de Karl Popper à Friedrich Hayek et – en l’espèce – de Jean-Philippe Feldman à Raymond Boudon, on pourrait remplir des bibliothèques entières sur le traitement de la question démocratique par des auteurs libéraux. C’était, il me semble, précisément l’objectif de Matthieu Laine lorsqu’il a entreprit ce travail titanesque : montrer ce qu’était vraiment le libéralisme, dans toute sa richesse et toute sa diversité. Mais après tous, comme note très justement monsieur Rouvillois, « ce pluralisme n’est un défaut que pour les amateurs de certitudes. »

Cela fait donc six petits points plus ou moins négatifs sur 640 pages et 267 articles. Ma foi ! C’est bien peu ! C’est que ce Dictionnaire du libéralisme, auquel, je tiens à le préciser, l’auteur de ses lignes n’a pas participé, doit être une réussite. Bonne lecture !

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[1] Voir notamment son discours à l’Assemblée nationale du 17 novembre 1849.
[2] Notamment de Jules Guesde qui voyait dans le projet de loi de Waldeck-Rousseau une « loi de police » au motif que les syndicats ainsi légalisés devaient déposer à la mairie leurs statuts et la liste de leurs administrateurs.
[3] Sur la base des données d’Angus Madisson.

Reichsminister für Kultur

On a appris l’autre jour qu’Aurélie Filippetti, notre lumineuse ministre de la culture [1], « considère vraiment que la culture fait partie du domaine régalien de l'État. » Voilà une remarque intéressante d’autant plus qu’elle le considère vraiment ; venant d’un ministre de la République on peut à bon droit estimer qu’elle pèse pleinement le sens de cette déclaration. Détaillons donc : ce que l’on désigne par droit régalien, en français comme en théorie politique, c’est un pouvoir exclusif du souverain. En d’autres termes, mademoiselle Filippetti nous explique qu’il existe un domaine d’activité que l’on appelle « la culture » qui est une prérogative de l’État ; qui, sur le territoire de la République, ne peut être exercé par personne d’autre que ce dernier.

Je ne crois pas m’avancer beaucoup en supposant que ce n’est pas du tout ce qu’Aurélie Filippetti voulait nous dire. Plus probablement, notre ministre de la culture n’a aucune culture politique ; elle utilise le mot qui lui vient, peu importe sa signification et notre presse culturelle s’empresse de relayer la déclaration urbi et orbi sans émettre la moindre objection. Le message que mademoiselle Filippetti voulait plus probablement faire passer aux artistes subventionnés et autres intermittents du spectacle, c’est qu’elle estime tout à fait légitime que l’État dépense l’argent des contribuables – et, si possible, en grande quantité – en politiques culturelles ; que s’occuper de culture est un devoir du gouvernement.

Cinq décennies à brasser du vent

S’il y a bien une chose dont nous autres, français, pouvons nous enorgueillir sans donner plus de crédit à notre réputation d’arrogance, c’est bien notre culture. De notre patrimoine architectural à notre littérature, de la musique au théâtre, de la peinture à nos innombrables spécialités culinaires, nous sommes assis sur un trésor séculaire d’une richesse et d’une variété qui, je crois, n’a été égalé par aucune autre nation. Dans le monde entier, pour autant que je puisse en juger, nous continuons à véhiculer ces siècles de tradition et de génie créatif comme une image de marque de notre pays ; hier, à la cours de Frédéric II de Prusse, on parlait français et on réservait l’allemand aux chiens ; aujourd’hui, de New York à Tokyo, parler la langue de Molière reste encore infiniment hype [2].

Il a fallu attendre 1959 pour que le général de Gaulle ait cette idée saugrenue que de créer un ministère de la culture, comme si notre pays souffrait de graves carences en la matière. Pour être tout à fait honnête, il faut dire que telle n’était pas l’idée du grand Charles ; il pensait juste que confier ce ministère des affaires culturelles à Malraux donnerait « du relief » au votre gouvernement de Michel Debré. De ce point de vue, il faut lui reconnaitre d’avoir été visionnaire ; c’est en effet à peu près tout ce que les titulaires successifs du poste – je pense notamment à l’inénarrable Jack Lang – laisseront derrière eux : du relief et quelques ardoises bien salées.

« Aussi magnifique que puisse vous sembler une stratégie, disait Sir Churchill, vous devriez à l’occasion en considérer les résultats. » De fait, alors que notre culture a rayonné sur le monde pendant des siècles sans qu’aucun ministère ne soit chargé de cette lourde tâche, le moins que l’on puisse dire c’est que, depuis 1959, les résultats ne sont pas particulièrement probants. Une anecdote amusante, reportée il y a quelques années par France Inter (c’est dire !), rappelait que c’est aux velléités gouvernementales d’imposer des quotas de chansons en langue française à la radio [3] que nous devions l’explosion du rap hexagonal ; je n’ai rien contre le rap mais je suis à peu près certain que ce n’était pas précisément l’objectif de la manœuvre. Ils voulaient du Johnny et du Cabrel, ils ont eu du « Wesh, wesh, cousin »… Avouez que ça ne manque pas de sel.

Mais il y a pire encore : vous l’aurez peut-être noté aussi, au grand dam d’une immense majorité de nos intellectuels autoproclamés, le pays qui a le mieux développé et exporté sa culture au cours des dernières décennies reste sans conteste les États-Unis d’Amérique. Eh bien figurez-vous qu’au pays d’oncle Sam, il n’y a pas la queue d’un radis de ministère de la culture et encore moins de politique culturelle ! De Hollywood à Jean-Michel Basquiat ; de Paul Auster à Jack White : la domination culturelle des États-Unis n’est pas l’œuvre d’une volonté centralisée mais d’initiatives privées. Et que répondent nos ministres, nos bureaucrates et l’immense cohorte de nos artistes fonctionnarisés ? Il faut donner plus de moyens au ministère bien sûr !

Oh bien sûr, on m’opposera que Molière bénéficia des largesses de Louis XIV ; c’est oublier que les dépenses du Roi-Soleil n’étaient en aucune manière des dépenses publiques mais des dépenses privées ; que ses choix n’étaient pas guidés par une politique culturelle mais par ses goûts personnels – pardon, mais l’École des femmes ou Tartuffe ne me semble pas correspondre tout à fait à ce qu’aurait pu être la politique culturelle de la fille aînée de l’Église. Pour la suite, Monet, Renoir, Zola, Maupassant, Cézanne, Flaubert, Sand ou Baudelaire – pour ne citer que quelques noms – ne me semblent pas précisément avoir bénéficié du soutien de la puissance publique ; et je vous passe la sollicitude de Napoléon III pour Victor Hugo.

Hégémonie culturelle

Je ne sais pas si mademoiselle Filippetti donnera du relief à ce gouvernement mais ce qui, en revanche, me semble à peu près certain c’est qu’elle participera – peut être involontairement – à renforcer l’hégémonie culturelle des idées étatistes, jacobines, centralisatrices et socialisantes dans notre beau pays. Je ne sais pas si mademoiselle Filippetti a lu Antonio Gramsci mais si elle voulait faire en sorte que le petit monde de la culture française soit totalement et définitivement inféodé au pouvoir politique, elle ne s’y prendrait pas autrement : subventions, commandes publiques, régime de sécurité sociale avantageux… La meilleure méthode jamais inventée par les États pour contrôler leurs sujets consiste à les rendre dépendants de subsides publics.

D’ailleurs, il ne vous aura pas échappé que la presse, l’éducation, les milieux intellectuels et l’essentiel de l’industrie culturelle de notre beau pays sont désormais fermement ancrés à gauche et que les quelques poissons qui sont passés au travers des mailles du filet et se disent de droite sont profondément étatistes. Autant dire qu’à quelques nuances près, ils sont tous d’accord. Si Gramsci vivait parmi nous aujourd’hui, il repasserait probablement son drapeau rouge dans l’attente du grand soir et s’émerveillerait sans doute qu’un ministre de la République puisse qualifier la culture de « domaine régalien de l’État » sans que cela ne choque visiblement grand monde.

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[1] Qui, pardonnez-moi cette remarque odieusement sexiste, n’en est pas moins une très jolie femme.
[2] Cessez donc de hurler, c’est tout à fait volontaire.
[3] Loi n° 92-61 du 18 janvier 1992 et suivantes.

L’agenda secret de Normal Ier

Ce lundi 2 juillet, notre président normal avait jugé bon d’ouvrir l’intimité de son palais normal aux cameras de TF1 afin de montrer au bon peuple à quel point il était simple, accessible, proche du peuple… en un mot : normal. Seulement voilà, un homme normal commet aussi des bourdes ; et notre président en a commis une belle en laissant trainer sur son bureau présidentiel quelques documents tout à fait confidentiels qui, dans la tradition jacobine française, n’auraient jamais dus être portés à la connaissance des sujets du royaume.

Le Lab d’Europe 1 ayant décortiqué pour nous ces images volées, on y apprend – Ô surprise – que le président de notre République a repris le flambeau de son prédécesseur à la direction commerciale du groupe Dassault, que la porte de son bureau reste grande ouverte aux dirigeants des groupes privés (ceux de Capgemini et de Pernod Ricard en l’occurrence), qu’il travaille d’arrachepied à soigner son image avec l’aide de journalistes consentants et qu’il déjeune avec François Pinault qui, ayant quelques intérêts en la matière, cherchait sans doute à convaincre le chef de l’État de l’utilité du mécénat culturel en général et de la niche fiscale associée en particulier. Le changement, c’est vraiment pas pour maintenant.

Ce que cette anecdote a de vraiment amusant – pour peu qu’on ait un humour grinçant – ce n’est pas tellement que notre président pseudo-socialiste se comporte comme un VRP de luxe, ni qu’il reçoive la fine-fleur du patronat sous les ors de la République ni même qu’il consacre une partie de ses journées à dorer son blason personnel ; le plus drôle, c’est qu’il s’en cache avec beaucoup de soins. Ainsi, la comparaison de cet agenda officieux avec l’officiel – celui qui est publié sur le site de l’Élysée – révèle que ce dernier avait été soigneusement expurgé de toute mention relative aux odieux capitalistes suscités ainsi qu’aux intenses efforts de communications déployés par la présidence pour soigner le culte de sa normalitude.

« Les français ne doivent pas savoir. » Tout est là : le peuple supposément souverain de France est traité comme de vulgaires sujets. Le cirque politique continue, on a changé la devanture – de l’ombre à la lumière – mais l’arrière-boutique est restée la même, rigoureusement la même et ce, si ça se trouve, depuis l’Ancien Régime. Tant que le bon peuple de France admettra que ses princes lui mentent et ne vivent que de postures, il ne sera jamais souverain et ce prétendu Contrat Social que nous sommes supposé avoir signé implicitement ne sera rien d’autre qu’une farce.

Espérance de vie, petit rappel à la réalité

François Ier de France, né le 12 septembre 1494 et mort le 31 mars 1547, a donc vécu 52 ans et 7 mois. Claude de France, sa première épouse, est née le 13 octobre 1499 et a rendu l’âme le 20 juillet 1524 ; elle a donc vécu 24 ans et 9 mois. De cette union sont nés les 7 enfants légitimes du roi. Louise de France, l’ainée, ne survivra pas plus de 3 ans et 1 mois ; Charlotte de France, sa cadette, décèdera à 7 ans et 11 mois ; François III de Bretagne, le fils ainé du roi, survivra 18 ans et 6 mois ; Henri II de France, le quatrième de la fratrie, vivra 40 ans et 4 mois ; Madeleine de France disparaîtra à 16 ans et 11 mois ; Charles II d'Orléans passera l’arme à gauche à 23 ans et 8 mois ; Marguerite de France, enfin, battra le record de sa fratrie en atteignant 51 ans et 4 mois. En moyenne, l’espérance de vie à la naissance du couple royal était donc de 23 ans et 1 mois [1].

Louis XV de France est né le 15 février 1710 et s’éteindra le 10 mai 1774 à 64 ans et 3 mois. Marie Leszczyńska, son épouse, fera mieux encore : née le 23 juin 1703, elle tiendra jusqu’au lendemain de son 65ème anniversaire. De leur union vont naitre les 10 enfants légitimes de Louis XV. Si Élisabeth de France atteindra 32 ans et 4 mois, sa sœur jumelle, Henriette de France, mourra à 24 ans et 6 mois ; Marie Louise, la troisième fille du couple royal, aura encore moins de chance et décèdera à 4 ans et 7 mois ; Louis de France, le premier fils de la fratrie, atteindra 36 ans et 4 mois mais Philippe Louis, son petit frère, ne vivra que 2 ans et 7 mois ; le record de la fratrie revient à Adélaïde de France qui verra le XIXème siècle en atteignant presque les 68 ans ; sa petite sœur Victoire de France s’en sortira bien aussi en vivant 66 ans et 1 mois ; Sophie de France décèdera à 47 ans et 8 mois ; Thérèse de France ne vivra pas plus de 8 ans et 5 mois ; Louise de France, enfin, atteindra l’âge tout à fait honorable de 50 ans et 6 mois. En moyenne, l’espérance de vie à la naissance des enfants de Louis XV et Marie Leszczyńska aura donc été de 34 ans et 1 mois.

Ces deux exemples appellent une remarque : nous parlons de fratries royales et pas n’importe lesquelles, celles des enfants du souverain le plus puissant d’Europe. Ces espérances de vie à la naissance sont donc calculées pour les familles qui disposaient sans doute des meilleures conditions de vie possibles à l’époque : que ce soit du point de vue du logement, de l’alimentation, de la sécurité ou de l’accès à des soins médicaux, il est plus que vraisemblable que les enfants de François Ier et ceux Louis XV étaient de ceux qui bénéficiaient des meilleures chances de survie au XVIème et XVIIIème siècle respectivement.

Et maintenant, un petit graphique tiré du 410ème bulletin d’information de l’INED [2] :

Ce graphique illustre l’espérance de vie à la naissance estimée pour l’ensemble de la population française de 1740 à 2004. Sur la deuxième moitié du XVIIIème siècle, vous pouvez constater comme moi que nos ancêtres, les contemporains de la fratrie des enfants de Louis XV et Marie Leszczyńska, vivaient moins de 30 ans en moyenne tandis qu’aujourd’hui, notre espérance de vie à la naissance est supérieure à 80 ans [3]. En deux siècles et demi, nous avons gagné plus de 50 années d’espérance de vie.

Comme l’exemple des deux familles royales l’illustre, la faible espérance de vie de l’époque préindustrielle s’explique notamment par une mortalité infantile très élevée. Au milieu du XVIIIème siècle, c’est pratiquement un enfant sur trois qui ne fêtait jamais son premier anniversaire (environ 30%) ; aujourd’hui, cette probabilité est tombée à moins de 0,4%. Mais ce n’est pas tout : jusqu’au milieu du XXème siècle, l’espérance de vie d’un homme ayant atteint son 60ème printemps ne dépassait pas 13 ou 14 ans ; selon les derniers chiffres de l’INED, il leur reste désormais plus 22 années à vivre. Là où Adélaïde établissait un record familial en atteignant l’âge canonique de 68 ans, une française ayant dépassé le cap des 60 ans peut désormais espérer vivre encore 27 années.

À part ça, en effet, il semble que Charlemagne ait vécu plus de 70 ans...

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[1] Certaines sources évoquent la naissance d’un huitième enfant, Philippe, qui n’aurait pas survécu à sa première année.
[2] Gilles Pison, France 2004 : l’espérance de vie franchit le seuil de 80 ans (2005).
[3] Un peu plus de 78 ans pour les hommes et presque 85 ans pour ces dames au dernier pointage.

Le paternalisme, arme fiscale des temps modernes

En Europe, les champions toutes catégories de la taxation du tabac, ce sont les irlandais. Pour vous donner une idée : en 2010, un paquet de 20 cigarettes se vendait 8,45 euros sur lesquels le gouvernement prenait 5,21 euros de droits d’accises et 1,5 euros de TVA ; c’est-à-dire que le prix des cigarettes dans le commerce de détail était composé à 79,4% de taxes. Cela fait maintenant un peu plus de dix ans que nos amis irlandais n’en finissent plus d’augmenter les taxes qui pèsent sur le tabac : lors d’une première phase, de 2000 à 2004, les droits d’accises avaient augmenté de 1,55 euro par paquet ; puis, après deux années de stabilité, une série de nouvelles hausses de 2007 à 2009 a alourdit la facture d’un autre euro et demi pour arriver au niveau actuel.

Officiellement, c’est une politique paternaliste : le gouvernement de Dublin estime que les citoyens irlandais sont incapables de s’occuper d’eux-mêmes et qu’il est donc légitime de mette en œuvre une politique sociale destinées à décourager la consommation de tabac. Pour ce faire, il surtaxe les cigarettes afin d’augmenter le prix de vente au détail et donc, de faire baisser la consommation. Toute la difficulté de l’opération consiste donc à savoir à hauteur de combien il faut taxer les cigarettes pour faire décroitre la consommation.

Un petit rappel s’impose. Tous les produits n’ont pas la même élasticité-prix ; c'est-à-dire que, si la règle générale qui veut qu’une augmentation du prix se traduise par une baisse de la consommation est vrai dans l’immense majorité des cas, cette élasticité de la demande au prix n’est pas identique pour tout les produits. Typiquement, les produits addictifs comme le tabac ont une élasticité-prix faible : il faut une très forte augmentation du prix pour obtenir une baisse de la consommation. Le gouvernement irlandais a donc procédé par tâtonnement en augmentant progressivement le taux de ses taxes et il semble que la dernière phase de hausse ait bien atteint cet objectif puisque, depuis 2005, les statistiques officielles de ventes de cigarettes en Irlande montrent une décrue d’environ 19%.

Seulement voilà, lorsque les ventes d’un produit fortement taxé baissent, il existe un point à partir duquel la réduction de l’assiette fiscale prend le pas sur la hausse du taux d’imposition ; c'est-à-dire que les revenus fiscaux baissent. C’est le principe de la courbe de Laffer – du nom de l’économiste qui l’a formalisée – et c’est précisément ce qui est arrivé en Irlande : alors que les droits accises sur les cigarettes augmentaient de 42%, les revenus que tirait l’État irlandais de cet impôt ont baissé d’environ 3%. Une étude récente [1] sur le cas des cigarettes en Irlande a ainsi estimé le taux à partir duquel « trop d’impôt tue l’impôt » à un peu moins de 79%.

Et là, évidemment, du coté du ministère des finances on aime moins. En décembre 2009, Brian Lenihan, le précédent ministre des finances expliquait ainsi sa décision de ne plus augmenter les droits d’accises sur le tabac : « ma responsabilité, en tant que Ministre des Finances, est de protéger la base fiscale. » Ô surprise ! Alors qu’on aurait pu légitimement s’attendre à ce que le gouvernement se félicite du succès de sa politique paternaliste, voilà que le ministre des finances en personne nous explique que cette baisse de la consommation de tabac serait en réalité un problème. Comme si la politique de santé publique n’avait été qu’un prétexte ; comme si le véritable objectif du gouvernement avait été de surtaxer un produit addictifs et donc à faible élasticité-prix en pariant sur le fait que la hausse graduelle des prix ne découragerait justement pas la consommation. Diable !

Mieux encore, monsieur Lenihan nous explique dans le même discours que les prix élevés ont provoqué une explosion de la contrebande. Et pour cause : à 3,5 euros le paquet au marché noir, les fumeurs bénéficient d’une remise de 59% par rapport au prix officiel et les contrebandiers [2] réalisent une marge plus que confortable étant donné que le prix hors taxes des distributeurs légaux est d’environ 1,75 euros. De fait, selon les dernières estimations dont on dispose, le marché noir a littéralement explosé ces dernières années jusqu’à atteindre un bon quart du total des cigarettes vendues en Irlande et on apprend avec stupeur que ces statistiques officielles qui nous démontraient le recul sans précédent de la demande ne concernaient que les cigarettes vendues dans le circuit légal : en réalité, depuis 2005, la consommation est restée stable à environ 6 milliards de cigarettes par an.

Du point de vue de sa justification officielle, cette politique est donc un échec patent : elle n’a rien produit d’autre que des revenus supplémentaire pour l’État et le crime organisé au dépens du reste de la population irlandaise. Croyez-vous qu’on y mettrait fin ? Pas du tout : la classe politique irlandaise unanime continuera à taxer le tabac massivement – peu importe que les plus touchés soient précisément les plus pauvres – et les esprits chagrins qui oseront s’élever contre cette aberration se verront invariablement répondre que critiquer cette politique revient à vouloir que ses compatriotes meurent d’un cancer des poumons.

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[1] Padraic Reidy et Keith Walsh, Modelling the Market for Cigarettes in Ireland (février 2011).
[2] Ce dernier appartenant souvent à une organisation terroriste qui cherche à financer ses autres activités.

Constructivisme social et prohibition

« La curieuse tâche de la science économique est de démontrer aux hommes à quel point ils en savent en réalité peu sur ce qu’ils pensent être capables de concevoir. » S’il est un domaine dans lequel cette citation de Friedrich Hayek devient parfaitement limpide, c’est bien celui des politiques de prohibition. Depuis la nuit des temps, des gouvernements animés d’intentions plus ou moins honorables, ont cherché à utiliser la loi et la puissance publique pour forcer leurs sujets à adopter des comportements plus vertueux. Tous pensaient que le rôle légitime d’un gouvernement consistait à être le berger de son peuple, l’ingénieur de la société et l’arbitre des bonnes mœurs ; tous pensaient qu’un régime prohibitionniste permettrait de changer les mentalités, d’améliorer les hommes en les éduquant, en leur faisant prendre de bonnes habitudes ; tous ont échoué, lamentablement.

C’est ainsi que, le 17 janvier 1920, entrait en vigueur le XVIIIème amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique qui, renforcé par le Volstead Act, interdisait la production, la distribution et la vente d’alcool au pays d’oncle Sam. Ce dispositif, qui restera en place jusqu’à la fin de l’année 1933, fût un échec spectaculaire : non seulement les américains ont continué à boire, mais ils ont même massivement augmenté leur consommation. Si l’on en croit les statistiques des compagnies d’assurance de l’époque, le nombre de cas d’alcoolisme aurait était multiplié par quatre au cours de la décennie.

En revanche, la prohibition eut bien quelques effets remarquables sur la société américaine des années 1920 et notamment celui de mettre sur la paille avec effet immédiat toutes les distilleries des États-Unis, une bonne partie des débits de boissons qui firent le choix de respecter la loi et, de manière plus inattendue, de plonger les agriculteur américains dans d’inextricables difficultés financières lorsque le gouvernement fédéral fit détruire les distillateurs d'alcool de maïs qui leur permettaient de produire leur propre carburant.

Mais une des conséquences les plus remarquables de la prohibition fût sans doute de permettre aux gangs de rue, qui vivotaient jusqu’alors de prostitution, de jeux, de vols et d’extorsion de se transformer en véritables empires du crime organisé. Les années de prohibition, ce fut avant tout et surtout l’âge d’or des mafias américaines qui en profitèrent pour accumuler des profits et des moyens gigantesques, étendre leurs réseaux sur tout le continent et corrompre massivement politiciens et fonctionnaires. Lucky Luciano, Al Capone, Frankie Yale, Joe Masseria ou Salvatore Maranzano : chacun de ces noms est inextricablement lié à la prohibition.

Lorsque le XVIIIème amendement rentre en vigueur, la première solution, la moins coûteuse et la plus évidente, consistait à importer illégalement des boisons alcoolisées produites au Canada ou aux Caraïbes ; ce qui eut notamment pour conséquence d’augmenter sensiblement la part des alcools forts dans la consommation des américains, ces derniers étant naturellement plus rentables à l’importation. Bien sûr, le gouvernement fédéral entreprit rapidement de faire surveiller ses 32 000 kilomètres de frontières ; ce qui engendra naturellement quelques menus surcoûts à la charge des contribuables américains ; on sait notamment que les gardes-côtes, à eux seuls, consacraient 13 millions de dollars par an à la lutte contre les importations clandestines.

Très vite, les mafias adaptèrent leur stratégie et développèrent leur propre production sur le sol américain en redistillant des alcools industriels – utilisés pour dans les solvants, la peinture, les carburants ou les médicaments – qu’ils avaient, cela va de soit, volé au préalable. Ainsi, au milieu de la décennie prohibitionniste, le département du trésor américain estimait que plus de 227 millions de litres d’alcool industriel était ainsi subtilisés chaque année pour alimenter les distilleries clandestines.

Dans un premier temps, le gouvernement fédéral tenta de freiner le mouvement en imposant aux producteurs d’alcools industriels de faire en sorte que leurs produits aient un goût infect. Il dû rapidement se rendre à l’évidence : les mafias avaient désormais de quoi s’offrir les meilleurs chimistes disponibles et parvenaient, dans la plupart des cas, à inverser le processus – c’est la guerre des chimistes, laquelle fut largement remportée par les syndicats du crime. Les pontes de Washington en conçurent donc une stratégie plus radicale : empoisonner purement et simplement les alcools industriels – notamment au méthanol – en espérant que la peur ferait reculer les buveurs ; dès la saint Sylvestre de 1926, on sût qu’il n’en était rien.

Mais en matière d’empoisonnement, il était inutile d’avoir recours au gouvernement fédéral ; les bootleggers s’en sortaient très bien tous seuls et on ne compta rapidement plus le nombre de cécités, de lésions cérébrales irréversibles et même de décès causés par l’ingestion de bathtub gins ou autres moonshines, ces alcools frelatés concoctés par des amateurs. Remarquez que ces derniers étaient régulièrement punis par le sort avant même d’être attrapés par les fédéraux : on déplorait régulièrement des explosions d’alambics artisanaux et les incendies qu’elles déclenchaient.

Dans la liste des réjouissances prohibitionnistes, il faut également compter le détournement de produits de la vie courante comme ce concentré de jus de raisin qui, à la suite d’une injonction fédérale, ne pouvait être vendu qu’avec la liste détaillées des étapes à éviter pour s’assurer qu’il ne fermente pas – le génie comique du législateur n’a pas de limite… Ce fut aussi le cas du tristement célèbre Jake, un produit médicinal trafiqué au plastifiant industriel, qui fit plusieurs dizaine de milliers de victimes paralysées des mains et des pieds ou celui du canned heat, un alcool gélifié utilisé comme réchaud d’appoint, que certains parvinrent à transformer en boisson et, par la même occasion, en poison.

Bien sûr, ces cocktails mortels étaient essentiellement consommés par ceux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des alcools de bonne qualité pour cause de prohibition ou, s’ils en avaient les moyens, par ceux qui ne disposaient plus d’aucun réseau d’approvisionnement pour cause de prohibition ; c’est-à-dire les ruraux. Dans les grandes villes et pour les portefeuilles les mieux étoffés, la mafia assurait l’approvisionnement. Les speakeasies sont devenu de véritables institutions à tel point qu’n 1930, on en comptait environ 30 000 rien qu’à New-York ; parmi lesquels le fameux 21 Club où il n’était pas rare de croiser le maire de la grosse pomme en personne. Avant la prohibition, on estimait qu’un buveur américain consacrait en moyenne 17 dollars par an à l’achat de boissons ; en 1930, ce budget était passé à 35 dollars de 1930 (437 dollars actuels).

Au total, on estimait le marché clandestin à plus de 37 milliards de dollars actuels. Un marché si lucratif attise de toute évidence les rivalités mais là où des entreprises privées dans un État de droit se livreraient une concurrence acharnée mais pacifique, des organisations maffieuses dans un État corrompu préfèrent se livrer une guerre des gangs en bonne et due forme. Dès son entrée en vigueur, la prohibition va ainsi s’accompagner d’une explosion spectaculaire des activités criminelles : une étude menée sur les 30 première villes des États-Unis concluait à une augmentation de 24% rien qu’entre 1920 et 1921. Frankie Yale et Al Capone massacreront ainsi leurs concurrents irlandais à New York et Chicago respectivement avant que la lutte n’oppose les italiens entre eux (Masseria contre Maranzano) et n’aboutisse à la formation des cinq familles en 1931.

Résumons : la prohibition n’a pas fait baisser la consommation d’alcool au États-Unis ; c’est même le contraire : elle l’a fait exploser en quantité, en alcoolémie et en dangerosité. Elle a privé des milliers d’américains de leurs emplois, elle a fait exploser les budgets fédéraux destiné à la faire appliquer, elle a permit aux organisations criminelles de devenir plus puissantes qu’elles ne l’avaient jamais été, elle a fait exploser la criminalité et a considérablement grevé le budget des ménages américains. En 1933, fort de cette expérience peu concluante, le gouvernement des États-Unis rappelle le XVIIIème amendement et met ainsi fin à cette politique aussi stupide que nocive. Il faudra attendre 1971 pour que Richard Nixon, probablement le pire président qu’aient jamais eut les États-Unis, décide de remettre le couvert en déclarant sa guerre contre les drogues. Mêmes causes, mêmes effets.

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