L’abîme des pensées

(Réponse à Galaad Wilgos)

J’ai la faiblesse de penser que je suis un garçon éduqué qui maitrise la langue française de manière tout à fait satisfaisante. Pourtant, il m’a fallu plusieurs lectures attentives de L’enracinement de l’universel de Monsieur Wilgos pour arriver à en dégager, au-delà d’un certain nombre de marqueurs idéologiques aisément identifiables, un vague sens. « Le génie de notre langue est la clarté et la précision » écrivait Voltaire. Écrit dans la plus pure tradition bourdieusienne – où l’art subtil qui consiste à masquer la vacuité d’un discours sous une logorrhée verbeuse – voilà pourtant un papier qui mérite cependant qu’on cherche à en comprendre le message tant il s’inscrit profondément dans l’esprit de notre époque.

Que nous dit donc Monsieur Wilgos ?

Une « élite mondialisée », une « bourgeoisie apatride » aurait développé une version dévoyée, un « piètre substitut » de la véritable pensée internationaliste (comprendre : celle de l’auteur), une idéologie fondée sur la « haine de la patrie » qui voudrait la « destruction des frontières » et rêverait de « la fin des nations ». Ces « nomades libéraux », suppôts du « mondialisateur effréné », auraient fait « sécession d’avec des peuples toujours aussi attachés à leurs coutumes, traditions, identités locales et nationales ».

Monsieur Wilgos nous apprend par ailleurs que ces « humanitaires défroqués », « missionnaires de l’évangile des droits de l’homme » brillent par leur hypocrisie puisqu’ils prêchent la démocratie ailleurs tout en la foulant aux pieds chez eux se comportant ainsi comme « ces maris qui battent leur femme à la maison et apparaissent ensuite en couple modèle devant leurs amis ». Leurs actions, en tant que classe, ne sont donc pas vraiment guidées par des conceptions philosophiques ou morales.

Non, ce que veulent vraiment les élites mondialisées, Monsieur Wilgos nous l’apprend plus loin, c’est « faire suer sang et eau aux peuples contraints à l’immobilité ». Ce sont, en réalité et derrière leurs beaux discours, des capitalistes (apatrides et mondialisés) qui veulent faire du fric en réduisant peuples et nations en esclavage – les salauds !

Le parfum des années 1930

En conséquence de quoi, Monsieur Wilgos prône la démondialisation à l’image de Messieurs Montebourg, Mélenchon, Sapir et – permettez que je complète la liste - de Monsieur Dupont-Aignan et Madame le Pen.

Nos racines et nos patries étant parait-il en danger, il est urgent de nous protéger de cette élite mondialisée en restaurant nos frontières, il faut renouer avec les valeurs morales du « socialisme originel », il faut – faisons simple – que la puissance publique intervienne, qu’elle régule, qu’elle nous dicte nos conduites, qu’elle nous contraigne, nous sanctionne et fasse de nous de bons citoyens heureux d’obéir au détenteur du monopole de la violence, le garant le l’intérêt général, encore et toujours : l’État.

Oui, en effet, voilà bien très précisément le genre de discours qu’on entendait aux heures les plus sombres de notre histoire. Voilà les années 1930 et leur cortège de socialisme, de nationalisme et de protectionnisme. Le bourgeois apatride, les puissances de l’argent, les financiers juifs, ennemis du peuple et de l’État. L’élite qui exploite le prolétariat, celle qui est responsable de tous les malheurs du monde, celle la même qui complote dans l’ombre et l’anonymat et qui tire les ficelles des marionnettes politiques qui lui sont inféodées.

Where liberty dwells, there is my country

Je ne me risquerais pas à qualifier le socialisme de Monsieur Wilgos. Est-il « originel » ou « national » ? Peu me chaut. L’essence de tous les socialismes est la même : la croyance selon laquelle c’est la société – et par là même l’État – qui fait les hommes et pas le contraire, l’idée selon laquelle une définition d’un prétendu « bien commun » justifie que l’on nous prive de nos libertés. Au risque de rejoindre la bourgeoisie apatride, je tiens, moi, que chaque être humain a bien « un principe de vie particulier et une fin particulière ». Il s’agit de nos vies Monsieur Wilgos ; vous voulez faire de la votre celle d’une fourmi dans sa colonie ? Vous pensez que votre existence sert un objet qui vous dépasse ? Votre nation, votre patrie, votre classe, votre race (que sais-je ?)… Eh bien grand bien vous fasse ! Mais ce sera sans moi.

Moi je suis un homme libre et j’entends le rester. Comme tous les hommes et les femmes libres, je refuserai à jamais de sacrifier ma vie à vos visées constructivistes : vous ne nous enfermerez pas, vous ne nous dicterez pas comment nous devons vivre et penser. Ce sont nos vies et, ne vous en déplaise, nous en disposons. Nous ne nous rendrons pas, nous n’abandonnerons pas et nous ne cèderons pas un pouce de terrain.

6 commentaires:

  1. Je me demandais ce qu'est le "socialisme originel". Voici, avec une légère emphase :
    "Jean-Claude Michéa propose un retour à un socialisme pré marxiste, dit « socialisme originel », fondé sur un système coopératif créant des liens entre les individus par des nécessités réciproques et mutuelles. Non pas une logique basée exclusivement sur une croissance dévastatrice, mais sur une forme d’autogestion fondée sur des valeurs de solidarité interactive. Cette solidarité s’appuie sur une morale commune qu'Orwell appellait common decency, expression difficile à traduire, mais qui est proche de la fraternité. Le contraire d’Adam Smith. Elle prétend seulement redonner à l’homme son rôle de trésor universel, finalité de toute richesse. Une toute petite idée à creuser avant que le grand soir ne nous plonge dans la nuit éternelle. Le libéralisme est mort, vive l’humanité."

    http://www.marianne2.fr/pericolegasse/m/Et-si-le-liberalisme-etait-un-gros-mensonge_a51.html

    Merci bien. Dans The Open Society and Its Enemies, Karl Popper a écrit des choses pas très positives sur le tribalisme.

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  2. Ma réponse à ce seau de propos injurieux :

    http://laicard-belge.blogspot.com/2012/03/apostille-lenracinement-de-luniversel.html

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    1. J'ai lu votre réponse à Georges Kaplan avec attention. Il y a beaucoup d'idées qui y sont soulevées.
      J'en prends une : "Par exemple, un paysan français a bien plus de chance qu'un bourgeois, de comprendre un paysan espagnol ou bolivien". On s'attendrait en effet à ce qu'il en soit ainsi. Mais c'est ce que les socialistes d'autrefois attendaient des prolétariats européens, et leurs attentes furent déçues.

      Plus loin, vous dites : "Proclamer des droits de l'homme ou la liberté individuelle, tout en laissant une majeure partie de la société pourrir dans la pauvreté et la misère, ce n'est que limiter la liberté à la classe bourgeoise [...]". Justement, un des effets observables d'une économie de marché, jointe au progrès technique, au développement de l'instruction, et, me semble-t-il, aux libertés, c'est bel et bien l'amélioration des conditions. Les droits de l'homme sont une des composantes d'un ensemble où le libéralisme économique a sa part. J'ai trop entendu les balivernes du leader communiste Georges Marchais sur la paupérisation de la classe ouvrière pour prendre au sérieux les lamentations perpétuelles sur une descente aux enfers purement imaginaire, d'autant que, vu mes origines sociales, il m'est facile de voir les progrès accomplis en assez peu de temps.
      "La peur de se ranger dans une certaine catégorie sociale ou intellectuelle conduit à une série de faiblesses devant les faits. Le plus remarquable est que cette peur se traduit non seulement sur l'époque contemporaine, ce qui est excusable, mais sur un passé plus lointain. En mettant bout à bout les résultats des syndicats cités plus haut et ceux des études de Kuczynski, de Labrousse, de Levasseur, de Marc, on trouverait sans grand peine, que le niveau de vie actuel est inférieur à celui du moyen âge, voire du début du XIIIe siècle."
      (Alfred Sauvy, Mythologie de notre temps, Payot 1965, page 121.)

      Enfin, si je comprends bien, Jean-Claude Michéa se fait d'Adam Smith une image assez mythifiée, comme, il est vrai, pratiquement tout le monde, y compris chez des thuriféraires superficiels qui auraient bien étonné notre philosophe d'Edimbourg et de Glasgow, dont le visage orne votre billet. L'économiste écossais Gavin Kennedy s'efforce de redresser ces erreurs sur son site
      http://adamsmithslostlegacy.com/

      Merci d'avoir mentionné Eugène Fournière, dont j'ignorais l'existence, il mérite certainement qu'on s'y intéresse. Je vais m'informer sur lui.

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    2. Mon premier contact avec Eugène Fournière (dont je ne trouve pas encore de texte en ligne) me laisse sur ma faim. L'article (un peu abstrait) de Philippe Chanial dans la revue du MAUSS
      http://www.journaldumauss.net/spip.php?article471
      dit que la République sociale de Fournière conduit à "la dissolution graduelle de l’Etat et du marché dans l’association [...] Bref d’un nouveau mode d’être-ensemble dans lequel Etat, partis politiques et marché sont appelés, à terme, à se dissoudre dans l’association, à se fondre dans cet « inter-fonctionnariat de tous vis-à-vis de tous », où chaque individu se verrait promu « serviteur du public »". J'avoue ne pas bien comprendre quelle forme prendrait cette association. C'est du fouriérisme ?
      Je lis sous la plume de M. Chanial que, selon la conception du socialisme chez Fournière, Renard, Jaurès, Mauss, la concurrence économique est '"injuste et génératrice d’inégalités et de misère". Si c'était le cas, la misère n'aurait cessé de croître, comme le rappelle opportunément Alfred Sauvy dans la citation que j'ai donnée plus haut. Quant à l'accroissement des inégalités sur une période longue, je renvoie aux études classiques de gens comme Fourastié. Je ne peux manquer de manifester un léger scepticisme devant des conceptions si manifestement contraires à toutes les observations. Il faudra vraiment travailler très dur pour me démontrer que la société française (et, j'imagine, belge) était moins inégalitaire dans la jeunesse d'une de mes arrière-grands-mères, née en 1865, et que j'ai vue dans mon enfance, qu'elle ne l'est aujourd'hui.
      Par ailleurs une citation de Fournière montre que ce dernier croyait que l'économie de marché des libéraux supposait "la loi d’équivalence entre les produits", ce qui est évidemment faux : les objets des échanges ne sont pas "équivalents", ce qui supposerait exacte la théorie de la valeur objective Ricardo / Marx. Si cette théorie était vraie, il n'y aurait pas d'échange. Dans la cour de récréation de mon enfance, on n'échangeait pas une bille ronde rouge neuve de 1 cm de diamètre contre une bille ronde rouge neuve de 1 cm de diamètre.

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  3. J'ai téléchargé Fournière, Essai sur l'individualisme, depuis le site de la BNF, Gallica, et je vais regarder ça.

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  4. J'ai lu l'Essai sur l'individualisme d'Eugène Fournière (1901). Fournière n'est pas un étatiste ou un collectiviste au sens usuel, et je n'ai rien trouvé qui me hérisse franchement dans ses idées. Mais ce n'est manifestement pas dans cet ouvrage que les idées économiques de ce penseur sont développées, on y chercherait en vain la moindre précision. Dans un article de Philippe Chanial, Les trésors perdus du socialisme associationniste français (2003) il est dit ceci à propos de la "sociocratie" de Fournière, et de la "propriété sociale" :

    "La sociocratie se révèle déjà par ce fait contemporain : la pénétration croissante du domaine public par les associations. Qu'il s'agisse des coopératives, des syndicats, des mutuelles, des associations politiques, culturelles, morales, religieuses etc., toutes ces initiatives traduisent, sous une forme pluraliste, un réveil du civisme, de l'esprit social. Si la société, sans que l'on s'en aperçoive, est ainsi devenue un immense phalanstère, où se déploie une myriade d'associations, comment, s'interroge Fournière, hisser ces associations au fondement même de la souveraineté collective et, à travers elles, réaliser la démocratie et le socialisme ? La réponse de Fournière, brièvement résumée, consiste d'une part à souligner la nécessité de reconnaître aux associations leur pleine légitimité en les intégrant dans des mécanismes représentatifs d'un type nouveau : les associations professionnelles doivent constituer les corps électoraux des scrutins nationaux et locaux. Le second moyen de consacrer la souveraineté des associations ressort de la démocratie participative. Les associations sont appelées par Fournière à investir le domaine public dans toute son étendue : pouvoir judiciaire, pouvoir de police, service public de l'enseignement, domaine de l'art et de la culture, services publics d'hygiène et d'assistance, etc. La sociocratie se définit en ce sens comme une forme d'appropriation collective, c'est-à dire associative, des fonctions publiques. Cette identification entre socialisation et association, il faut la comprendre comme une radicalisation de l'idéal républicain. En appelant à l'extension du domaine public, aux mains principalement des associations, Fournière propose d'étendre ces espaces où pourra s'exercer l'esprit social et civique, bref d'élargir l'espace public afin d'instituer la société (nous dirions aujourd'hui civile) comme le principal responsable de la res publica."

    Il faudrait que j'aie accès à La Sociocratie pour y voir plus clair. Quelles sont ces "associations" qui, par exemple, s'approprient collectivement le "pouvoir judiciaire", le "pouvoir de police" (c'est de l'"anarcho-capitalisme" ?). Par ailleurs, il va de soi que si des personnes s'associent dans une coopérative pour proposer des biens ou services sur le marché, ceci n'est en rien contraire à l'économie de marché. On constate que ces coopératives sont de fait très peu nombreuses, mais rien ne s'oppose (en principe) à ce qu'il y en ait plus.

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